Nous venons de vivre (ou de subir) avec les deux dernières élections un matraquage de la sphère politique sans précédent. Depuis un an ou presque nos esprits ont été obnubilés par la chose politique jusqu’à plus soif, jusqu’à saturation. Il en est résulté une fatigue qui s’est d’ailleurs manifestée dans les urnes… Les vacances nous ont apporté une parenthèse reposante. Pas pour longtemps car la presse déjà se réarme en vue de la rentrée (forcément « tendue », sous « haute pression », etc.).
Mettons à profit cette accalmie estivale pour prendre un peu de recul et lire deux petits opuscules de Paul Valéry qu’ont très opportunément (ré)édité les Éditions Espaces & Signes: Les fruits amers de la démocratie* et Principes d’anarchie**. Ils sont d’une actualité et d’une force étonnantes. Le second surtout écrit en 1936-1938, quand l’Europe est au bord du gouffre. Au moment où des élections libres ont permis à Hitler d’arriver au pouvoir, Paul Valéry s’interroge sur les limites du système démocratique: il voit qu’il génère à terme une caste de professionnels hors-sols, il prédit même que l’argent peu à peu finira par le gangréner.
On est saisi par l’extraordinaire lucidité de ce grand esprit qui voit bien l’incompatibilité entre liberté d’esprit et exercice de la politique. Grand admirateur de Briand, artisan de la paix, Valéry fut approché par ce dernier pour s’engager en politique. Il n’en fit rien et on le comprend en le lisant: ses analyses sont celles d’un écrivain indépendant et doivent être comprises comme celles d’un esprit irrévocablement libre. Lire ces deux recueils de réflexions, c’est redonner du sens aux mots de la politique, ressassés, usés, galvaudés à en être dévoyés dans leur signification propre (Valéry remarque drôlement que l’espace sémantique de la politique est, hélas, le « malpropre »): le peuple, la nation, l’État, la liberté, la démocratie, nettoyés de leurs scories idéologiques, retrouvent le sens historique qui nous permet de prendre la mesure des dérives et dévoiements auxquels nous sommes confrontés. Le mot anarchie, par exemple, est restitué et défini dans son acception originelle: « la tentative de chacun de refuser toute soumission à l’injonction de l’invérifiable« . Concept qui, à lui seul, peut valoir de credo, de programme pour refuser les idées reçues et remettre en cause les valeurs établies. Tristesse d’avoir à penser que ces brillantes réflexions ne seront pas lues par ceux-là mêmes qui en sont l’objet (et pour cause! en politique, la lucidité sans illusion n’est pas mobilisatrice). Réconfort d’apprendre avec Paul Valéry qu' »une idée triste se décompose en une idée qui ne peut pas être triste et une tristesse sans idée ». Cela s’appelle « la liberté de l’esprit »! Combien la possèdent?

(extraits)
Je hais tous ces individus incapables de s’arrêter longue­ment devant une feuille, de se perdre à regarder un arbre, et que je vois chacun avec son « journal », le nez dedans, l’esprit échauffé par le babil affreux et puant de ce papier, ahuri d’incohérence, des mots obscènes de la « politique », crédule jusqu’à la nausée, absorbé par le nouveau de la nouvelle et incapable du nouveau inépuisable de ce qui est toujours – et sous nos yeux…

*

Il est remarquable que les individus devenus en masse plus libres, plus instruits, plus égaux en droits soient aussi devenus plus semblables, plus imitateurs, plus contraints aux mêmes régimes de vie – plus interchangeables.

*

Peuple
Je ne vois à ce terme que le sens: Mélange.
Mélange d’individus différents, dans un grand nombre.

On peut alors classer statistiquement ces individus de plusieurs manières, en extrayant du mélange et ordon­nant selon tel ou tel caractère.
Si l’on remplace le mot Peuple par ceux-ci: nombre — mélange…
On trouve de curieuses expressions:
Le mélange souverain; la volonté du mélange.
Mélange: Sexes, Ages, Races (?), Tempéraments, Taille, Habitudes, Capacités, Passés, Caractéristiques conventionnelles, Besoins, Goûts, Désirs, etc.
Le mot « peuple » ne me représente rien d’utilisable proprement.
Il n’est utilisable que… malproprement.
Ces mots ont besoin d’une « atmosphère », d’une caisse de résonance.

Dans l’in-sonore de la solitude ils sont impossibles.
Leur sens n’est que leur valeur d’action extérieure. Ils ont horreur du vide.

*

Liberté
Il faut se garder contre ceux qui parlent dans un porte-voix; qui injurient, apostrophent; contre ceux dont les discours sont discours de puissances plus grandes qu’un homme;
qui font parler les choses fictives, le Peuple, l’Histoire, les dieux et les Idoles;
Contre ceux qui traitent des autres, et les considèrent et en raisonnent comme d’une matière de leurs juge­ments et de leurs desseins;
qui les font agir, payer, se battre;
qui stipulent pour eux;
qui prétendent mieux connaître leurs intérêts et leurs besoins qu’eux-mêmes.
Paul Valéry, Principes d’anarchie, Éditions Espaces & Signes.


En démocratie, – régime de la parole ou des effets de la parole — tout devient « politique ».
Et « politique » en démocratie, signifie à peu près « dra­matique ». Tout est relatif aux impressions d’un public. Ce sont les lois du théâtre qui s’appliquent. Simplification, illusion perpétuelle sous peine de rire et de mort. Tout pour l’effet. Tout dans le moment. Des rôles tranchés. Ce qui est difficile à entendre, proscrit. Ce qui est dif­ficile à exprimer, n’existe pas. Ce qui demande de longs préparatifs, une attention prolongée, une mémoire exacte, l’indifférence au temps et à l’éclairage se fait impossible.
Un mot échappé tue un homme du premier ordre.

*

Il faut laisser aux politiques la méprisable discussion des « responsabilités » et l’usage de cette notion, ridicule comme l’est tout ce qui prétend donner au passé une conséquence directe sur le présent – ce qui méconnaît le mélange des choses réelles brassées à chaque instant — et voit des causes linéaires.
Paul Valéry, Les fruits amers de la démocratie, Éditions Espaces & Signes, 2017.

* Sélection de quelques-unes des réflexions écrites par Valéry tout au long de sa vie sur la politique, contenues notamment dans les Cahiers et reprises dans l’indispensable Regards sur le monde actuel, Gallimard coll. « folio essais », 2014.

** C’est un jour de l’hiver 1944 que Valéry remit à son fils François un petit carnet, en lui disant: « Je ne ferai probablement rien de cela. Mais cela pourra t’intéresser. » Les Principes d’An-Archie Pure et appliquée ne sera publié chez Gallimard qu’en 1984, soit près de quarante ans après la mort de son auteur. Rédigé à l’encre noire, haut de 16,3 cm sur 10 cm de large, ce carnet, à la couverture rigide marbrée de noir et au dos rouge, rassemble des idées notées comme elles sont venues à l’esprit de Valéry, la plupart semble-t-il en réaction à un événe­ment de l’actualité, une déclaration entendue ou lue, une rencontre, une conversation, etc. (note de l’éditeur).

Illustration: photographie ©Lelorgnonmélancolique.

Prochain billet le 1er septembre.

  1. Pascale BM says:

    Il y a deux sortes d’auteurs « couteaux suisses » : ceux qui parlent de tout, et ceux qui, parlant de tout, ont quelque chose à nous dire. Valéry est de ceux-là. Je termine en ce moment la lecture d’une petite chose délicieuse de François Kasbi, « Supplément inactuel avec codicille intempestif au bréviaire capricieux de littérature contemporaine pour lecteurs déconcertés, désorientés, désemparés » (édit. La Bibliothèque) -je n’ai pas lu le « Bréviaire » qui a donc précédé. Ce sont de petits billets à propos de propos, généralement des travaux sur des œuvres ou des auteurs, ou des textes d’auteurs ; bref, il y a une grosse dizaine de pages consacrées à Valéry, sous le titre « Paul Valéry, la légende du siècle ». Pour ne pas allonger inopportunément, je reprends la citation de M.Blanchot (1944)en exergue : « l’œuvre de Paul Valéry est à elle-même son propre commentaire. Elle n’existe que pour permettre à l’esprit qui la fait de réfléchir sur elle et de se réfléchir en elle. Elle lui donne l’occasion de se vérifier. Tous ceux qu viennent après cet effort essentiel d’approximation et de contestation ne semblent plus que des historiens sans rigueur.  » J’aime beaucoup l’expression « effort d’approximation » qui ne fait oxymore que si l’on oublie qu’il s’agit de s’efforcer d’approcher quelque chose… et non de donner dans le flou. La lucidité est une qualité distribuée inégalement. Valéry l’avait reçue au-delà de toute mesure.

  2. Pascale BM says:

    Lu et approuvé sur le champ!
    Lumineuse, la dernière phrase qui me rappelle avec un pincement au cœur que je suis entourée de « lecteurs » et de « lectrices », qui avalent avec un enthousiasme contaminant tout ce que la presse signale… Je n’entends jamais d’autre commentaire que « c’est bien! » ou « c’est super »…

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Patrick Corneau