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En hommage à Edward Hopper
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Rien n’empêche un homme de consulter son smartphone dans une chambre. Pour de multiples raisons. Parce qu’il aime jouer en ligne, parce qu’il s’intéresse à l’actualité, ou tout simplement parce qu’il a l’habitude de lire ses mails avant de sortir pour aller à son travail. C’est une occupation qui ne fait de tort à personne. Rien de plus naturel que cela, sortir son téléphone, lire ses messages, puis penser à autre chose. Mais l’homme qui est là dans la pièce ne regarde pas son téléphone de cette façon. Il le consulte, ou plutôt il fait semblant de le consulter, il se raccroche à lui comme s’il ne voulait pas voir ce qui se passe autour de lui, ce qui risque de se passer si seulement il lève les yeux. On dirait qu’il a peur de savoir, d’apprendre ce qu’il sait déjà, et regarder son téléphone est un moyen commode de gagner quelques minutes avant de se trouver face à face avec ce qui, fatalement, doit survenir. Pourquoi agit-il ainsi? Pourquoi se cache-t-il derrière cet écran qu’il relit sans fin? On ne parviendra pas à le savoir car il faudrait pour cela connaître depuis longtemps son histoire, son enfance, sa profession, peut-être même l’histoire de ses parents, en fait, presque tout, pour expliquer son attitude, et comme toujours dans la vie, on ne sait presque rien sur les autres et l’on s’invente à leur propos des histoires faites à partir de détails qui n’ont pas grand-chose à voir avec eux. Cet homme, pourtant, semble en bonne santé. Il est jeune, guère plus de trente ans sans doute, avec une belle carrure, des épaules larges, un torse développé. C’est un sportif. S’il se levait de son fauteuil, on verrait qu’il est de haute taille et qu’il marche à grandes enjambées en balançant les bras. Ce pourrait être un joueur de rugby ou même un judoka. On a vraiment du mal à imaginer un homme pareil fixant son téléphone dans une chambre tout un après-midi. L’homme doit avoir ses raisons, mais personne ne le saura jamais, pas même la femme qui est auprès de lui, dans la chambre. D’ailleurs, ce n’est probablement pas une chambre, plutôt un salon, car il y a un piano devant lequel la jeune femme est assise. Elle est assise devant le piano, et avec un seul doigt elle enfonce une touche. Cette femme, elle aussi, fait semblant de faire ce qu’elle fait, comme son compagnon fait semblant d’être absorbé par son smartphone, puisqu’il est impossible de jouer du piano assise comme elle l’est, presque à l’angle de l’instrument, avec le coude gauche posé sur le montant, et un seul doigt de la main droite, l’index, sur le clavier. Pourtant, c’est un instrument qui doit servir. Il y a une partition ouverte contre le pupitre. La page se détache bien sur la laque noire. Ce doit être un petit salon. Tout est douillet, confortable, le fauteuil de velours beige où l’homme est assis, la table basse avec un plateau dessus, et sur les murs de belles lithographies encadrées. L’une d’elle représente un paysage avec un pont. Pour que tout soit harmonieux dans l’ameublement, il ne manque, semble-t-il, que des bibelots, ici et là, une plante ou un bouquet de fleurs. Mais personne n’y a pensé, pas même la jeune femme. Si l’homme a une carrure d’athlète, elle est, au contraire, très mince, presque frêle, avec la peau laiteuse de quelqu’un qui ne s’expose pas au soleil. Ses cheveux sont noirs, de la même teinte que le bois du piano, et ramassés derrière les oreilles en une torsade épaisse qui lui descend dans le cou. C’est une jeune femme rêveuse. On ne distingue pas ses yeux, car elle les tient obstinément baissés vers le piano. Mais on comprend que ce n’est là qu’une pose. Elle cherche surtout à ne pas regarder l’homme. Elle parvient même à se persuader qu’elle est seule dans la pièce et qu’elle pianote par désœuvrement. Sa robe est rouge pâle, une robe mi longue, genre tunique, très souple, qui lui dégage les bras. C’est une robe pour sortir l’après-midi, non pour se tenir près d’un piano sans rien faire. Elle est maussade, cette jeune femme. Elle est jeune, pourtant, un peu plus jeune que l’homme. Son visage est délicat, un peu désuet, avec des teintes de porcelaine. Elle pourrait être anglaise, mais sans doute ne l’est-elle pas. Comment décider, comment savoir ce qui se passe ici, dans ce salon, puisque personne ne fait rien, puisque personne ne parle? Les murs sont vert pastel, la porte est en bois clair, le rebord de la grande baie a des reflets bleu nuit. Ce sont là des choses que l’on peut décrire, des choses qui ne mentent pas. On peut même s’inquiéter de la lumière, s’apercevoir qu’elle vient de la gauche, que le jour tombe. On peut s’attarder, fournir plus de détails sur les vêtements de l’homme et de la femme, préciser par exemple que l’homme est en bras de chemise, qu’il ne porte pas de cravate. On peut ajouter, indéfiniment, bien des choses. Mais de cet homme, de cette femme, on ne saura jamais rien, sinon qu’il fixe son téléphone et qu’elle caresse du doigt une touche. Que faudrait-il faire pour en savoir davantage? Il faudrait entendre la note grêle dans le silence, il faudrait que l’homme cesse de caresser du pouce l’écran du téléphone et qu’il se lève et qu’il dise à la femme ce qu’il a sur le cœur et qu’elle lui réponde. Peut-être, alors, la lumière deviendrait-elle différente. Peut-être le smartphone tomberait-il à terre comme un trousseau de clés. Peut-être le piano se perdrait-il dans l’ombre. Car l’homme est jeune. Il ne pourra pas longtemps jouer la comédie. Il faudra bien qu’il bouge, qu’il s’explique. Et la femme lui répondra. Elle saura ce que signifie ce silence, et comment faire pour qu’il ne retombe plus, dans cette pièce où la porte est fermée, où la grande baie, déjà, est presque noire.

Illustration: Edward Hopper, Room in New York, 1932.

  1. serge says:

    L’homme consulte son smartphone pour trouver la meilleure table de la ville pour emmener sa femme au restaurant. Elle, attend patiemment en pianotant. Ils sont jeunes, beaux, riches et ils s’aiment. Pendant le repas, ce soir elle lui apprendra qu’elle est enceinte et ils seront fous de joie.En rentrant ils feront l’amour
    passionnément. La vie peut être merveilleuse parfois.

  2. Célestine says:

    Visiblement, ce tableau vous a inspiré !
    Histoire sans paroles, mais pas sans portée philosophique (à défaut d’entendre jouer une portée musicale)… 😉
    ¸¸.•*¨*• ☆

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Patrick Corneau