Nous regardons si rarement le monde de manière poétique. Il est devenu essentiellement économique, médiatique et numérique. Les hommes ne prennent plus le temps de contempler la grâce des choses, de s’en émerveiller. Nous nous sommes laissés engloutir par la prose du monde…
Tel est le constat accablant que fait Jean Onimus (1909-2007) dans Qu’est-ce que le poétique? ce livre testament très opportunément édité par les jeunes Éditions Poesis. Livre d’autant plus précieux qu’il a surgi au grand étonnement des enfants de Jean Onimus, cinq ans après la mort de leur père, par un hasard de circonstances et le truchement heureux d’Internet (comme quoi la technologie est parfois charitable comme l’affirmait Glenn Gould). On ne pouvait imaginer meilleur issue pour ce texte disparu que d’être publié posthumément par une maison d’édition qui se consacre aux œuvres qui prônent la nécessité d’Habiter poétiquement le monde car c’est exactement ce à quoi nous convie Jean Onimus dans ce magistral essai: « Le poétique déborde largement les limites de ce qu’on appelle poésie. La danse, la musique, la peinture, les romans, le théâtre, le cinéma, bref, toutes les productions culturelles et tous les arts peuvent être poétiques et classés comme tels. Mais, plus largement encore, nous essaierons de montrer que presque toutes les expériences ardentes de la vie, les perceptions des choses et des êtres, recèlent une dimension poétique.« 
Jean Onimus explore les deux versants de nos vies: le prosaïque*, celui de l’activité et de l’efficacité; le poétique, celui de l’imaginaire et des sensations. Dans les sociétés modernes, le prosaïque envahit notre quotidien, le submerge et nous y emprisonne en l’affadissant ou en l’appauvrissant; le poétique, lui, permet de « s’ouvrir au monde et à soi-même », il régénère, magnifie, embellit. Au fil de sa démonstration, Jean Onimus illustre son propos en s’appuyant sur les œuvres de poètes français ou francophones tels Guillevic, Michaux, Saint-John Perse, Claudel, Follain, Ponge, Jaccottet ou Bonnefoy, et étrangers, tels Whitman, Hofmannsthal, Rilke ou Bashô.
Pour moi ce livre est une révélation car il a dépoussiéré, nettoyé, l’image vieillotte et terne que la tradition scolaire avait laissé en moi de la poésie, la limitant à l’exercice d’un jeu savant avec des mots pour l’étalage « des plaintes et des verbeuses confessions romantiques »**. En montrant le pouvoir et la nécessité existentielle du poétique pour le salut-même de nos vies, je me suis demandé à la fin de ce plaidoyer si la poétique n’est pas, finalement, la discipline transversale qui unifie et donne sens à l’ensemble de nos activités créatrices, qu’elles relèvent de l’art ou de la pensée. N’est-elle pas comme dit Jean Onimus: « la science du bien-vivre sur la terre »?
Qu’est-ce que le poétique? est une sorte de vade-mecum pour entrer dans la vérité de tous types de création (musique, littérature, théâtre, arts plastiques). C’est à la fois un texte intelligemment pédagogique d’exploration du poétique dans une langue qui conjugue érudition et simplicité, mais plus que cela, j’avancerai que c’est un livre de sagesse et d’initiation à la « vraie vie » – celle malheureusement qu’on ne vit pas. Un livre-invitation à l’essor, à l’ouverture au monde, un appel à une joyeuse oraison, à un allègement libérateur de l’existence. Bref, c’est un livre d’espérance qui mise sur ce que René Char appelait « la partie de l’homme réfractaire aux projets calculés » et, croyons-nous, le sauvera de ses « passions tristes ». En cela Qu’est-ce que le poétique? est une œuvre d’utilité publique qui devrait figurer dans toutes les bibliothèques privées ou institutionnelles***.
Quand on a lu Jean Onimus l’incertitude où l’on est de soi et du monde est moins forte.

« (…) notre thèse, c’est qu’il y a du poétique dès qu’il y a création, et cela dans tous les domaines. Plus grande la part de création, plus saisissante, plus évidente celle du poétique. Un mariage, par exemple, peut être fabriqué (pour satisfaire des intérêts), mais il peut aussi être une création évolutive, donc poétique, une sorte de chef-d’œuvre qui se développe dans la durée. Pour cela, il faut le considérer dans sa globa­lité, à l’abri de l’analyse (donc de l’intelligence), le considérer poétiquement dans sa réalité de chose vivante irréductible aux éléments qui la composent. À l’autre extrémité, considérons les mathématiques, science analytique et « dure » par excellence. Eh bien, là aussi la poésie est présente quand on considère, dans son élan et son allure, la pensée d’un grand mathématicien: elle est personnelle, signée, caractéristique de son génie; elle relève (aussi) d’un jugement esthétique et, au moment le plus intense de leur découverte, les mathématiciens se sentent « inspirés », à la différence des tâcherons du « calcul ». En tout domaine, on peut ainsi franchir un seuil. Donnons encore l’exemple des solistes de génie: ce sont des praticiens, issus d’un long et conti­nuel labeur, mais quand Menuhin ou Casais se font entendre, la partition est comme recréée et l’interprétation porte une empreinte qui défie l’analyse. Toute création authentique est globale et ressentie comme telle; on y participe, mais on ne saurait en rendre compte. Plus elle est spontanée, inattendue (mais fondée sur une longue et méticuleuse pratique), plus elle relève d’une inspiration vitale et rayonne de poésie (comme la flèche qui, dans la pratique du zen, atteint son but quand la conscience claire et avide a cessé de le viser).
Or on constate de nos jours que la frontière entre fabrication et création s’accentue. Partout où la fabrication est possible, on s’efforce d’inventer des machines qui délivrent de la peine d’un travail mécanique: la fabrication automatique est alors l’idéal. Par contre, la production purement culturelle tend à réduire la part de rationalité et de planification: là règne, avant tout, la spontanéité de l’inspiration. Par réaction, sans doute, contre la prose technicienne, nos artistes, dramaturges, chorégraphes, musiciens, romanciers nous proposent des œuvres irrégulières, baroques, personnelles, hors normes. La surprise, l’inédit, l’ori­ginal, l’inachevé nous sont un délassement nécessaire et ont, contre le stress des citadins, un effet thérapeutique. Une telle culture sert de contrepoids ou d’exutoire à une civilisation alié­nante. C’est pourquoi le poétique s’est installé partout. »
Jean Onimus, Qu’est-ce que le poétique? Éditions Poesis, 2017. LRSP (livre reçu en service de presse)

*J’avoue avoir été un peu gêné par la radicalité de la partition prosaïque/poétique telle que la pose Jean Onimus (mais peut-être est-ce pour les besoins de la démonstration?).
**Avec quelques exceptions notables: Baudelaire, Rimbaud que je ne sus lire et apprécier véritablement que fort tard.
***À lire en complément de Jean Onimus un texte majeur: Un caillou dans un creux de Jérôme Thélot (Editions Manucius, 2016). Texte ardu, vibrant et concentré, d’une haute exigence littéraire mais porté par le souffle exaltant de nombreux écrivains/poètes (Pascal, Rousseau, Vigny, Baudelaire, mais aussi Bonnefoy ou Simone Weil) cette analyse rationnelle du poétique est aussi un éloge en acte de la poésie. Jérôme Thélot nous rappelle que la poésie, seule capable de lever la malédiction originelle qui pèse sur le langage « transcende la sauvagerie de l’histoire » et, ce faisant, nous offre un surcroît de vie et de sens qui vient combler le vide de ces temps troublés.

Illustrations: photographie ©Lelorgnonmélancolique / Éditions Poesis.

  1. Célestine says:

    Le poète tique quand sa peau est zie.
    Ma peau est zie aussi.
    Et vous, votre peau ?
    De même, de même.
    L’air est zi, la fente est zie, le frêne est zie.

    ¸¸.•*¨*• ☆

Répondre à lorgnonmelancoliqueAnnuler la réponse.

Patrick Corneau