Difficile de parler d’un livre pareil, on ne sait par quel bout le prendre car lui-même n’a pas de bout, autrement dit c’est un livre un peu « foutraque » sans bords ni centre, comme le sujet lui-même: la bêtise est insondable, dit-on. Et puis, parler (d’un livre) sur la bêtise est un peu intimidant comme l’a bien vu l’auteur, Denis Grozdanovitch: on risque d’être un peu bête, de ne pas être à la « hauteur » du sujet si je puis dire. Bien conscient des pièges auxquels il s’exposerait Denis Grozdanovitch a bien déminé le terrain avec force préventions, précautions oratoires pour éviter le ridicule de « l’arroseur arrosé ». C’est donc en analyste prudent mais néanmoins libre et décomplexé (avec un puissant sens de l’autodérision comme contrepoison) que Denis Grozdanovitch aborde ce vaste et improbable continent du « génie de la bêtise ». Car le sujet est immense comme l’est dans ses manifestations l’esprit humain. Il y a autant de formes de bêtise qu’il y a de manifestations supposées de l’intelligence. Dans ce dédale, il semble que Denis Grozdanovitch s’en prenne surtout aux conséquences perverses ou désastreuses de l’intelligence conceptuelle, celle des grands « sachants » de la raison raisonnante, des « imbéciles supérieurs » coupeurs de cheveux en quatre – grande pourvoyeuse de bêtise « savante » et même de réelle folie quand elle verse dans la démesure ou l’obstination autiste.
Le charme de cette déambulation au pays de la bêtise est de s’appuyer sur des observations prises sur le vif, des anecdotes personnelles recueillies dans différents milieux et à diverses époques (enfance, lycée, clubs de sport, vie mondaine, etc.), nourries de vastes lectures, parfois érudites – originales, souvent inattendues par leurs références. Bref, cette flânerie savante et éclectique permet de relire quelques classiques (Montaigne, Molière, Flaubert, Valéry, Sartre) mais surtout de découvrir de nombreux auteurs ayant traité de la bêtise pour elle-même (Raffaele La Capria et Matthijs van Boxsel moins connus que Clément Rosset ou Jacques Bouveresse) ou l’ayant effleurée occasionnellement (La Bruyère, Goldoni, Marivaux, Beckett, Gide, Junger, Thoreau, Savinio, Schulz, Coetze, Ortega y Gasset, Musil, etc.). Cette cartographie minutieuse où les sots, les idiots et les imbéciles n’en finissent pas d’en découdre avec les « intelligents » (à l’intelligence intermittente!) s’avère être hautement littéraire. Ce qui tendrait à montrer, et c’est la thèse défendue par Denis Grozdanovitch, que la littérature est le vrai champ exploratoire de ce rebut, de cet impensé de toute culture et très probablement son seul antidote. À quoi il faut ajouter, ce que fait Denis Grozdanovitch avec finesse et sagacité: l’humour juif (talmudique), la pensée chinoise taoïste, le nonsense britannique, et last but not least l’incomparable Pierre Dac. L’ensemble, s’il est pratiqué avec discernement permet le perspectivisme (lequel stipule que toute manifestation de la réalité ou de la vérité est conditionnée par un point de vue) qui serait selon Denis Grozdanovitch la façon la moins « bête » (ou disons la moins illusoire ou illusionnante) d’interagir pleinement, authentiquement avec le monde.
Dialecticien et sportif émérite (tennis, squash, paume) sachant jauger le pour et le contre et aussi jouer avec, Denis Grozdanovitch réussit une gageure rare: dénoncer la sottise lourde, hénaurme qui dévaste et, en même temps, rendre précieuse, voire vitale, la simplicité absolue de cette forme de « bêtise » qui est celle des ravis et des simples. Ces « petits maîtres en sainte idiotie » comme disait Bachelard vivent souvent en syntonie et harmonie avec la sagesse des bêtes – ils nous rappellent à cet éden perdu: la simplicité du regard. Seuls les poètes y ont accès.
En fine mouche et disciple de Flaubert qu’il est, Denis Grozdanovitch se garde bien de conclure. Le point d’orgue (que je ne révélerai pas) de ce bijou d’érudition et de charme est aussi léger que grave. Mais une légèreté souriante et une gravité sans pesanteur – à l’image du livre et de l’auteur.

Difficile de choisir un extrait dans ce livre à la richesse touffue, j’ai choisi cet évocation de la bêtise d’un certain art contemporain ainsi que ce merveilleux exemple d’humour paradoxal qu’est l’histoire juive « La vie est une flèche« .

Le génie de la bêtise de Denis Grozdanovitch, Éditions Grasset, 2017. LRSP (livre reçu en service de presse)

Illustrations: « L’idiot du village » de Chaïm Soutine, 1921 / Éditions Grasset.

  1. Serge says:

    Et la blague juive, la vie est une flèche, non la vie n’est pas une flèche, en effet on peut le dire aussi comme ça. Elle vaut son pesant de bretzel.

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Patrick Corneau