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Deux impardonnables: Simone Weil, Giuseppe Rensi

Vous commencez à ressentir comme une indigestion de politique, vous avez l’esprit barbouillé après avoir entendu les arguments des uns et des autres, si proches, si redondants qu’ils finissent par s’annuler et vous laisser dans le malaise du doute, de la confusion et, plus grave, de la lassitude, du désintérêt, de l' »à quoi bon? ».
Alors vous êtes mûr pour lire Simone Weil et ce revigorant pamphlet Note sur la suppression générale des partis politiques publié par les éditions Allia. L’intransigeance, la radicalité de la philosophe pourront vous surprendre (moins si vous remettez en contexte – 1943 – les propos), peut-être vous choquer, mais il y va du bien, de la vérité et de la justice, toutes notions sinon oubliées, du moins déplorablement galvaudées aujourd’hui. Retour donc aux fondamentaux.
Simone Weil met à mal la démocratie telle que nous la vivons, telle que nous l’exerçons. Sa démonstration repose sur une réflexion philosophique portant sur l’organisation idéale de la collectivité telle que Rousseau la présente et la défend dans le Contrat social. Pour Rousseau comme pour Simone Weil, seule la raison est garante de la justice et non les passions individuelles ou collectives nécessairement sujettes à des impulsions mauvaises (mensonge, crime). Or, les partis, parce qu’ils divisent, opposent, sont animés par le jeu des passions qu’ils renforcent et multiplient. Pour Simone Weil, tout parti comporte potentiellement dans sa lutte pour le pouvoir une dimension totalitaire. Pour se faire une place au soleil, les partis promeuvent leurs intérêts particuliers au détriment du bien public. C’est donc une lèpre qui ronge la vie politique et dont il faut se garder, car elle infuse l’opinion et corrompt la pensée même. Contre les pensées collectives et le danger de leurs dérives grégaires (démagogie, populisme), Simone Weil brandit l’arme de la raison individuelle. Finalement elle propose un système politique fondé sur l’affinité et la collaboration de tous, lance un appel à la liberté individuelle capable de s’exprimer au sein d’une collectivité de citoyens responsables. Un programme qui présente un fort accent rousseauiste (la fusion des consciences et la transparence des cœurs dans la volonté générale).
Il est facile de critiquer ce réquisitoire en le confrontant aux données politiques et sociales actuelles (émergence des médias, effondrement du système éducatif, mondialisation et crise économique, guerre et terrorisme, etc.) et d’avancer que Simone Weil met la barre très haut, trop haut pour le « Dernier Homme » (Nietzsche) des démocraties fatiguées, déclinantes. Si l’homme moderne vit dans un état de marasme intérieur et de déréliction spirituelle peut-être est-ce parce qu’il a perdu de vue l’idéal? Qu’il a oublié une à une les valeurs qui fondent la société civilisée? L’homme s’est oublié en s’exilant à l’extérieur de tout ce qui le structure. D’où l’intérêt et la force de ce petit livre, coupant, impitoyable comme une lame. Simone Weil, décidément, heureusement, continue à nous empêcher de dormir.
EXTRAIT: « On ne peut servir Dieu et Mammon. Si on a un critère du bien autre que le bien, on perd la notion du bien.
Dès lors que la croissance du parti constitue un critère du bien, il s’ensuit inévitablement une pression collective du parti sur les pensées des hommes. Cette pression s’exerce en fait. Elle s’étale publiquement. Elle est avouée, proclamée. Cela nous ferait horreur si l’accoutumance ne nous avait pas tellement endurcis.
Les partis sont des organismes publique­ment, officiellement constitués de manière à tuer dans les âmes le sens de la vérité et de la justice.
La pression collective est exercée sur le grand public par la propagande. Le but avoué de la propagande est de persuader et non pas de communiquer de la lumière. »
Simone Weil, Note sur la suppression générale des partis politiques, Éditions Allia, 2017. LRSP (livre reçu en service de presse)

Opportunément le même éditeur Allia* publie un essai du philosophe italien Giuseppe Rensi (1871-1941) Contre le travail que l’actualité de la campagne présidentielle et les débats récurrents sur le travail (maintien/remise en cause des 35h., revenu universel, etc.) mettent soudain en pleine lumière. Ce livre s’inscrit dans une tradition qui, depuis Karl Marx s’est attachée à critiquer le travail et, aujourd’hui, en appelle à sa fin ou à son dépassement.
La question que pose Rensi est trop évidente, trop obvie pour que nous nous la posions spontanément: le travail est-il moral ou immoral? De tous temps la société capitaliste a eu du travail une conception éthique et religieuse. Installé dans nos consciences comme une vertu, la question de sa nécessité et de ses conditions n’est plus posée. En revanche, si on le néglige, il entraîne immanquablement des revendications économiques et sociales. La fatalité du travail, censé élever spirituellement, y fait obstacle puisqu’il est aussi un asservissement. Pour dépasser cette double postulation, cette contradiction inhérente à sa nature, le philosophe italien réassume à son compte, tout en la critiquant ponctuellement, la tradition de pensée critique sur le travail qui va de Schiller à Simmel en passant par le Manifeste du Parti communiste de Marx et Engels. Surtout, avec un art de la transmission qui lui est propre, Giuseppe Rensi démontre dans cet essai son talent pour stimuler les esprits. À ses yeux, si la haine que lui inspire le travail est proportionnelle aux attentes en terme de destin, de réalisation qu’y place l’humanité, il valorise incidemment le jeu, l’art, le goût des sciences, toutes activités susceptibles d’échapper à la loi de l’argent et à ses contraintes.
Giuseppe Rensi est un esprit visionnaire qui, par l’indépendance féroce de ses positions, mérite de figurer aux côtés de Nietzsche, de Kafka, mais aussi comme précurseur des situationnistes. Dans une époque où l’on prétend nous présenter le travail comme un privilège, l’intempestivité de l’argumentation de Giuseppe Rensi n’en apparaît que plus éclatante.
EXTRAIT: « Imaginons qu’un coquillage pensant émerge pour la première fois des profondeurs océaniques et offre ses valves à la lumière. Supposons qu’il sache ne pouvoir rester que peu de temps au sein de l’univers immense et bigarré et qu’il devra bientôt retourner à jamais au cœur des abysses obscurs de la mer. Comment pourrait-on jus­tifier à ce coquillage qu’il lui incombe, non par nécessité, mais par devoir moral, d’employer ces quelques instants au travail? Comment ne pas soutenir que son essence même, en tant qu’entité spirituelle et pensante, exige qu’il se consacre à la contemplation du spectacle grandiose qui se présente à lui pour un bref instant? »
Giuseppe Rensi, Contre le travail, traduit de l’italien par Marie-José Tramuta, Éditions Allia, 2017. LRSP (livre reçu en service de presse)

En s’étonnant (Qu’estce que ça veut dire?) de ce que nous ne nous étonnions pas (C’est ainsi!) d’avoir sacrifié notre liberté sur l’autel de l’esprit de parti et dans l’aliénation du travail, ces deux impardonnables sont deux grands éveilleurs.

*Rappelons que Allia en publiant Une apologie des oisifs de Robert Louis Stevenson, Éloge de l’oisiveté de Bertrand Russell, Le Paresseux de Samuel Johnson, Ma Paresse d’Italo Svevo, La Paresse comme vérité effective de l’homme de Kazimir Malevitch, L’Apologie de la paresse de Clément Pansaers et Le Droit à la paresse de Paul Lafargue est sans conteste l’éditeur français le plus engagé dans la publication d’écrits contre le travail. Une spécificité de sa ligne éditoriale à la fois cohérente et justifiée à laquelle il est fidèle depuis de nombreuses années.

Illustrations: photographie ©Lelorgnonmélancolique /Éditions Allia.

  1. serge says:

    Je rêve quelquefois d’un nouveau Sermon sur la montagne, qui ferait briller aux yeux du monde, avant qu’il soit trop tard, l’éminente dignité non plus des pauvres, qui s’éloignent, mais des paresseux.
    Tant de mains pour transformer ce monde, et si peu de regards pour le contempler.
    Lettrines
    Julien Gracq

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Patrick Corneau