avt_alexandre-vialatte_548ferli10Il y a des lectures qui dévient la vie, la déroute*. Alexandre Vialatte (avec Jean Grenier) fait partie des rares qui ont ployé, tordu (?) la mienne. Bien avant même de le lire, je me souviens encore de sa silhouette apparaissant furtivement dans une émission « culturelle » sur France3 le dimanche après-midi au début des années soixante-dix, il y avait de la chanson, du free-jazz et de la littérature (vous imaginez???), là j’ai vu un nœud papillon surmonté d’une tête de Mongol toute en crâne arborant de curieuses lunettes d’écaille en roue de bicyclette. C’était l’élégant et narquois Alexandre.
Le problème avec Alexandre Vialatte est que si on le lit avec un certain gradient de passion-plaisir, on se prend immanquablement à vouloir « faire du Vialatte » car il inspire, on sent qu’il est facile d’avoir de l’esprit ou, pourquoi pas, du génie! Geste insensé car il est rédhibitoirement inimitable, toujours quelque chose résiste, un noyau dur non-modélisable, peut-être incommunicable. Les imitateurs, nombreux dans la presse, se détruisent en l’imitant rappelle Charles Dantzig.
Une phrase et voilà le lecteur enlacé dans la séduction des mots lorsqu’ils provoquent la déroute du langage usuel. D’où vient ce pouvoir émerveillant? D’abord une remarque et un étonnement: Vialatte est toujours lu (et sans cesse davantage semble-t-il) 46 ans plus tard, ses fameuses chroniques restent lisibles sans jamais avoir traité des sujets dits de société, des grands problèmes du monde! Et rien de la politique… C’est l’inclinaison avec laquelle il regardait les choses qui est sans date, en fait même un visionnaire. Cette manière très particulière de saisir le détail qui révèle l’ensemble, et parfois plus, un habituel d’époque, un fonds de civilisation. Par exemple, sur le Midi et la modernité avec les persiennes à l’italienne:
« Car c’est ici la civilisation de l’olive, de l’huile, du vin, de la poussière, de la mouche, de la sandale et du moustique, de la terre cuite et du forum. De l’éloquence, des tribuns à belle barbe. Une civilisation qui est morte avec Jaurès. Exténuée de per­fection, de poésie, d’expérience, de mariage d’amour avec le sol. Elle avait inventé, à force de sagesse, et d’adaptation au climat, ces « persiennes à l’italienne » qui s’ou­vrent de trente-six façons pour régler la lumière et la température, le courant d’air, l’angle du jour, la mortalité du moustique et la vitalité humaine. Des barbares, arrivés du Nord, ont apporté la maison de verre. (Prétentieusement !…) Les ustensiles de la kermesse succèdent aux instruments de la civilisation. »
J’avoue un sentiment affinitaire, empathique avec un écrivain non pas de la joie ou de l’espoir mais de la nostalgie, si bien suggérée dans ce passage: « Mais il y avait surtout les routes, ces choses blanches qui filent comme un gibier hasardeux le long des montagnes, reviennent un peu sur leurs pas, repartent furtives, et puis filent tout d’un coup vers les horizons comme un homme qui se décide; et il y avait aussi… tout ce qui marche et qui s’en va, en vous ridant la surface de l’âme, en dépit des ironies intellectuelles, comme une manifestation de policiers qu’un pacifiste suit des yeux. (…) les routes que nous avons tous prises un soir, avec leurs tournants, leurs lacets, leurs espoirs, leurs carrefours; les routes qui tournent autour de la terre, comme une corde sur une toupie, tendues comme l’espoir des hommes; et maintenant que nous savons ce qu’il y a derrière ces brumes qui nous cachent l’horizon comme le mouchoir sur la face d’un cadavre: pourquoi faire? »
La nostalgie étant un sentiment un peu court, c’est plutôt un paysage mental fait de mélancolie que Vialatte exprime. D’où vient-elle? On a beau creuser les origines familiales, l’enfance, les lectures, les influences, on se rend compte qu’un écrivain subit moins d’influences qu’il ne découvre en lui des choses qu’il ignorait. C’est cette précieuse idiosyncrasie qui compte et lui donne un ton de voix à nul autre pareil, c’est un tempérament dont la ligne forte est ce1507-1 goût de la loufoquerie érudite, de l’oxymore hilarant, du renversement paradoxal. Cette manière de pousser à l’absurde la particularité qu’explique très bien Pierre Jourde dans sa lumineuse introduction. On dit que Wittgenstein fut le fossoyeur de la philosophie occidentale, il m’apparaît par moment que Vialatte, l’anti-platonicien par excellence, a fait de même avec la métaphysique classique, avec d’autres moyens bien évidemment, plus inattendus mais non moins renversants: l’humour, le comique du détail qui rejoint une vision cosmique d’une puissante poésie. Car paradoxalement le détail conduit au sentiment d’infini. Ecoutons Pierre Jourde. « Il n’y a que des détails et des différences. Elles sont comiques, mais c’est ainsi qu’il faut les aimer. L’âme immortelle paraît ridiculement contradictoire avec le manteau de renard en chèvre**, l’absolu avec le détail contingent, mais ils sont inséparables. L’absolu ne peut s’envisager par la simple négation de l’épluchure***. Elle lui est indispensable. Comment rendre compte de cette situation? Par l’humour. L’humour constitue un mode de pensée indécidable, ni positif (affirmer l’épluchure) ni négatif (nier l’épluchure). »
L’ouvrage que nous offrent les Éditions Robert Laffont a été conçu par son fils Pierre Vialatte (déjà maître d’œuvre des deux volumes des Chroniques de La Montagne parus dans Bouquins) et rassemblé par Jérôme Trollet, à partir de textes déjà publiés chez Julliard dans les années qui ont suivi la mort d’Alexandre Vialatte, d’articles regroupés dans divers Cahiers de l’Association des amis d’Alexandre Vialatte et de pages inédites.
Si Alexandre Vialatte n’existait pas, on ne pourrait l’inventer. Heureusement, il y a ce nouveau recueil: 1312 pages de fantaisie vialattienne, soit très exactement 703 grammes de pur bonheur! Un peu lourd sous le bras certes, mais que ne ferait-on pas pour affronter notre époque qu’Alex jugeait « pire que le Moyen Âge »?

* Dans Le Plaisir du texte R. Barthes rappelle que ce sont les textes de jouissance: « celui qui met en état de perte, celui qui déconforte (peut-être jusqu’à un certain ennui), fait vaciller les assises historiques, culturelles, psychologiques du lecteur, la consistance de ses goûts, de ses valeurs et de ses souvenirs, met en crise son rapport au langage. »
** « La femme, au moins au XXe siècle, se compose d’une âme immortelle et d’un manteau de renard en chèvre façon loup. »
*** « Il n’est rien que l’épluchure ne puisse apprendre à l’homme. »

Résumons-nous, Alexandre VIALATTE, Collection BOUQUINS, Éditions Robert Laffont, 2017. LRSP (livre reçu en service de presse)

Illustrations: Photographie origine inconnue / Éditions Robert Laffont.

  1. Breuning Liliane says:

    On ne dira jamais assez combien Allah (oups, pardon, Alexandre) est grand… Merci, cher Lorgnon, de nous l’avoir si bien rappelé. Bon dimanche! Liliane

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Patrick Corneau