e_tres_grosseshmorganlettrine2C’est par les pieds que l’on peut connaître la vie d’un saint. Ainsi Philippe Le Guillou avec La sainte au sablier (Salvator, 2017) a-t-il mis les siens dans ceux de Thérèse Martin, sainte Thérèse de Lisieux devant l’Eternel pour, non seulement évoquer cette figure admirable, mais explorer le mystère de ce destin qui la fait passer d’une petite fille douée pour la vie à la sainte qui fait l’oblation de son existence à Dieu. Il ne s’agit pas d’un nouvel opus hagiographique sur la sainte, moins encore d’un compte-rendu de pèlerinage – même si l’auteur a sous-titré son texte « Carnet d’un pèlerin » – plutôt d’un voyage littéraire, une enquête déambulatoire dans la vie et l’âme d’un être exceptionnel. Des lieux d’abord: Lisieux, Rome, Naples, Paris. Mais pas seulement, des monuments: basiliques, églises, Carmel, musée; des objets aussi: cahiers, carnets, photographies, statues, roses, reliques, et bien sûr le fameux sablier. C’est dire qu’aucune trace n’est négligeable pour aborder le mystère d’une vie, la singularité d’un destin. Tâche d’autant plus ardue qu’il s’agit d’une « vie minuscule » pour le paraître et d’un abîme insondable pour la vie intérieure. C’est d’ailleurs ce paradoxe, ce presque scandale qui fait le fil rouge de ce récit, qui fascine et anime, si je puis dire, le feu, la puissance de l’écriture. Car il s’agit bien de littérature au sens noble et vrai du terme. Il y a dans le style de Philippe Le Guillou à la fois le souffle poétique pour « visionner » ce qui parfois confine à l’indicible (l’air d’une époque et le génie d’un lieu, la complexion d’une personnalité et la fine fleur d’une âme) et la simplicité qui permet d’atteindre la véracité des émotions ressenties lors de cette pérégrination qui relève presque de l’exercice spirituel (une sorte d’imitatio thérésienne). Simplicité et probité hautement requises pour pénétrer cet « esprit d’enfance » que la sainte a maintenu avec ardeur et ténacité par-delà la maladie jusqu’à son dernier souffle. Là est sans doute le grand mystère et lai-moyenne-10149-la-sainte-au-sablier-carnet-d-un-pelerin-aspx leçon de ce petit livre: donné à tous, perdu par tous, l’esprit d’enfance dit Philippe Le Guillou est une « folie »: « C’est ce dégagement des faussetés du temps, cet abandon à la Vérité qu’il faut viser, sans doute comme un horizon difficilement accessible. » Pour cela, ajoute-t-il, « faut-il sans doute se défaire de tout ce qui nous occupe et nous parasite sans cesse: le souci d’efficacité, la parade et la brigue, l’adhésion aux chimères du moment, la soumission aux séductions fallacieuses, l’assujettissement au train affolé du monde. » J’ajouterai pour ma part l’addiction thanatophilique aux médias, forces et formes puissantes du nihilisme contemporain.
En ces temps troublés, il est bon qu’un grand romancier, qu’un pèlerin de la parole vienne nous rappeler à l’esprit d’enfance et, par la force de ce portrait édifiant (au bon sens du terme) de la « sainte au sablier », nous donner des gages qu’il continue à agir.

« Il y avait la grande voie, celle de la grande Thé­rèse, celle prônée par la mystique d’Avila, celle de l’oraison ardente et illuminée. Thérèse la Normande en invente une autre, loin des excès et des hauteurs des septièmes demeures et sublimes extases. Thérèse songe aux âmes communes, elle se tient loin des som­mets, des donjons du château intérieur, elle pressent qu’il suffit de considérer la vie ordinaire comme une source continue d’occasions d’aimer Dieu. Il semble alors possible d’exercer les grandes vertus de foi, d’espérance et d’amour à partir de ces petits riens qui tissent l’existence courante. Dieu est là, toujours, à portée de main, il suffit de se tendre vers lui, tout être est une âme de désir et Thérèse n’échappe pas à cette condition. Mais il y a désir et désir. Il y a la tentation de la bassesse et de l’ornière, l’attrait de la chute, la lourdeur et l’opacité peccamineuse. Et il y a, radicalement opposé, ce chemin lumineux, comme une trouée dans le manteau sombre du péché, ce désir de ciel et d’infini. Et c’est ce désir qui taraude et emporte Thérèse. Cette tension vive, vertigineuse ne peut être que portée par la prière. Thérèse se sait environnée d’un épais brouillard. C’est la brume matérielle de sa Normandie humide, celle des froides vapeurs qui montent de la rivière proche. C’est sur­tout la brume symbolique d’une contrée trompeuse où l’on n’est que de passage.
La petite voie, la voie des riens de l’existence ordi­naire sinue dans ce pays de tentations et de pièges, terre de l’horizontalité, de l’immanence et de la tristesse. Et, à sa manière, certes sans l’intensité fulgurante des élans de la grande Thérèse, la petite carmélite de Lisieux s’embrase à son tour, elle ne veut plus du pain de douleur et d’amertume, des entraves de la corporéité et de la condition humaine, elle veut se chauffer à la seule lumière qui vaille, celle qui émane du Roi de la patrie au brillant soleil. »
Philippe Le Guillou, La sainte au sablier – Carnet d’un pèlerin, Salvator, 2017. LRSP (livre reçu en service de presse)

Hasard étrange des rencontres livresques – au moment où ce livre nimbé de grâce thérésienne me parvenait, je lisais Derrière cinq barreaux (L’Herne, 2016) du monstrueux Maurice Sachs (l’homme qui vivait en mauvaise compagnie avec lui-même) où l’on peut lire ceci (p.50): « Une des raisons qui m’ont le plus empêché de croire à un Dieu bon, à un Dieu attentif, à un Dieu instruit de nous en détails, c’est moi-même. Je me disais que si Dieu était tout cela, il ne permettrait pas que je sois, ni surtout que je sois comme je suis. »

Illustrations: Éditions Salvator.

    1. Bérangère says:

      Hier soir, ai entendu Philippe Le Guillou sur RCF Vendée, nous parler de son livre et m’a donné très envie de découvrir ce joli périple !

  1. Aukazou says:

    Et puis, le parcours de Sachs m’intéresse aussi. Un Type qui prétend être un mauvais exemple dont on peut tirer des conseils me semble hautement recommandable.

    Je me souviens de la lecture d’un roman d’Hubert Selby Jr, « Le démon », qui m’avait fortement impressionnée et que j’ai lu comme un évangile inversé. Une oeuvre noire, certes ! Démoniaque (au sens étymologique du terme) parce que portée et comme habitée par une énergie qui, quelle qu’en soit l’issue/l’utilisation, participe d’une expérience mystique.

    Parfois, je me dis qu’il se peut que des gens comme Lacenaire, ou Sachs, ou le Harry de Selby soient plus proches de Thérèse qu’on ne le pense.

  2. Thierry says:

    Si vous voulez lire un authentique travail sur Thérèse de Lisieux, lisez donc les ouvrages de Jean François Six, prêtre diplômé , historien entre autres, qui a fait un excellent travail d’analyse sur les écrits de Thérèse !

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Patrick Corneau