img_12640hmorganlettrine2Entrer dans les Cahiers de L’Herne c’est un peu comme être dans la Pléiade de son vivant: une consécration ou du moins la reconnaissance que l’on a fait œuvre. C’est un privilège et un danger, le monument ne doit pas devenir un mausolée, l’œuvre doit continuer à vivre, à s’enrichir, à se bonifier. Ce Cahier Michel Houellebecq est une indéniable réussite que l’on doit à la maîtrise d’Agathe Novak-Lechevalier, une universitaire allègre et ouverte qui a rassemblé une constellation de contributions sous le signe de l’éclectisme et de l’amitié. Cela donne de l’écrivain un portrait riche, inattendu, étonnant, parfois même déconcertant comme l’est la personnalité de Michel Houellebecq. Car sous sa nonchalance apparente cet homme est un touche-à-tout talentueux. Écrivain polygraphe, Houellebecq explore tous les genres: poésie, roman, essai; mais il multiplie aussi les échappées hors du domaine littéraire: au cinéma, derrière et devant la caméra; en musique – qu’il s’improvise chanteur ou que ses textes suscitent des adaptations (d’Iggy Pop à Jean-Louis Aubert); du côté de l’art – là encore, comme artiste à part entière (photographie) ou comme objet d’inspiration.
Comme le remarque Agathe Novak-Lechevalier: « cette dissémination, qui peut produire un effet de saturation (au sens musical du terme aussi: c’est le côté rock de Michel Houellebecq), suscite surtout une impression d’ubiquité permanente. » Une présence sur tous les fronts qui fascine et peut exaspérer quelques envieux (voir ci-dessous), mais donne à cette œuvre d’une incontestable ambition une réelle puissance d’impact. De fait, comme beaucoup des textes ici réunis le suggèrent, son œuvre suscite chez beaucoup de lecteurs le sentiment subit de reconnaître le monde dans lequel nous vivons, et, en quelque sorte de s’y retrouver.  Monde « liquide » sans histoire, sans tradition, sans mémoire, sans continuité historique, qualifié par certains de « barbarie douce ». Cela fait longtemps, semble-t-il, que la littérature n’a pas produit un tel effet de réel. Indéniablement c’est une carte nouvelle de notre monde que l’œuvre houellebecquienne tente de nous donner à découvrir. Si du moins l’on veut bien la lire plutôt que la caricaturer comme le montre avec brio et humour le texte décapant* de Marin de Viry dont j’ai choisi de donner un extrait:

« Comme lecteur de Houellebecq, je n’ai pas été trahi. Globalement, il n’a jamais consacré son art à autre chose qu’à me procurer un surcroît de lucidité. En servant son art, il m’a servi. D’autres se servent de leur art pour se servir de moi.
Je dois avouer que les détracteurs de Houellebecq, et singulièrement Éric Naulleau, ont renforcé très tôt mon opinion. « Au secours, Houellebecq revient », dudit, est une sorte de tentative d’autodafé propitiatoire pratiqué dans une clairière humide par un chef scout ayant mouillé ses allumettes. Ça fume un peu, le feu ne prend pas, mais le scout s’agite beaucoup. On en rit comme devant un Louis de Funès en pleine crise de tics de bourgeois tyrannique, secoué jusqu’à en avoir mal. À force de vouloir convaincre le lecteur que Houellebecq exprime le point de vue d’un petit blanc frustré qui appelle de façon subliminale à voter Front National, on comprend que c’est Naulleau qui ne veut surtout pas avoir l’air d’un petit blanc frustré, parce que ça pourrait lui attirer des ennuis dans sa petite carrière culturelle. Candidat mouton en chef du troupeau littéraire, il montre la voie: suivez- moi, la littérature est dans le camp du Bien. Et c’est pour ça qu’il bousille la littérature en lui demandant de renoncer à exister pour elle-même, pour le faire exister, lui, en grand blanc épanoui sous le soleil du Bien. Parce que la culture, n’est-ce pas, c’est prestigieux tout en étant sympa: bingo. Parce que « faire » dans la littérature, c’est une bonne combine pour ne pas avoir l’air plouc. « Faire » dans le relevé, le soutenu, le rehaut, l’écriture Minuit, la nouveauté stylistique, la recherche ontologique de pointe dans la modification du statut du narrateur, et autres activités d’où l’on ressort convaincu d’être un phare, une tronche, une conscience, d’avoir capté les prestiges de la haute culture: bon plan. Or c’est exactement le contraire: écrire, c’est d’abord se savoir plouc. Plouc à en disparaître sous terre, à se juger indigne d’écrire une ligne. Le sentiment de sa propre indignité est, au moins autant que le talent, nécessaire au travail d’écrivain. Quant aux lecteurs, ils devraient toujours demander à un roman de se sentir plus lucides et plus petits.
Je crois que si les détracteurs de Michel Houellebecq sont aussi virulents, c’est que quelque chose de l’intention de l’auteur leur échappe, leur paraît inhabituel et menaçant. Une ambition suspecte: Houellebecq ne demande en effet pas à la littérature de le faire réussir socialement. Parce qu’il n’estime pas avoir les qualités morales pour devenir un dirigeant littéraire, une référence, situé haut dans l’échelle sociale, quelque chose comme un auteur-éditeur-critique avec un réseau en or et une présence lumineuse « face caméra », tweed et visage parcheminé, blessures de l’amour en bandoulière, et culture, surtout, cul-tu-re (bref, un concentré de pipeau), qui ferait régner la peur et la norme entre le quai Voltaire et le boulevard Raspail. C’est pourtant ce statut qui est le vague point d’horizon de beaucoup d’auteurs. Or, « c’est la rue qui m’a fait prix Goncourt », ai-je entendu de Houellebecq. Il suscite la vieille querelle de la grandeur naturelle et des grandeurs d’institution, la haine inexpiable du littéraire rassis pour l’artiste, du politicien poussif pour la rock star, des corps intermédiaires pour la figure politique.
Il a probablement eu un mélange – ou plutôt un précipité – de certitude de son talent visionnaire et de faible estime de soi. Souveraineté de qui se sait et s’avoue petit, et qui pourrait arriver à quelque chose par le travail. « Je suis petit/tu es petit », dit le roman de Houellebecq. Cette égalité choque, car les lecteurs français sont habitués à ce que l’auteur lui dise: « Tu es petit/je suis grand » (par mon style, mes fortes pensées, mon statut d’intellectuel, mon éditeur prestigieux), ou alors « je suis petit/tu es grand » (grand lecteur, tu veux de la baise, de l’émotion politiquement correcte, du grand amour, c’est toi qui décides, en voilà, moi je suis là pour fournir). Mais « ensemble, nous sommes de la merde », ça, c’est un véritable scandale démocratique, une explication d’égal à égal qui a quelque chose d’une usurpation de pouvoir littéraire. Ce que saint Augustin a fait pour l’édification chrétienne – avouer – Houellebecq le fait à travers la littérature, pour ses contemporains mécréants. Il y avait longtemps qu’elle nous emmerdait, avec ce spectacle improbable où se mêlaient des fulminations dogmatiques et des concours de patinage artistique, dont elle avait perdu elle-même le sens et le contrôle. On avait besoin d’un miroir. L’image reflétée de cet étron m’intéresse ; c’est la version contemporaine du crâne à poser sur sa table de chevet.146047493
C’est pourquoi le procès en imposture fait à Houellebecq est comique. L’imposture, c’est de nous dire d’avance ce que la littérature doit dire (la morale), alors qu’elle est faite pour dire ce qu’elle ne doit pas dire (ce que nous sommes). Elle a le scandale dans son moteur, elle déchire le voile du temple par vocation. Un grand roman est une mauvaise surprise. Les Liaisons dangereuses tuent l’aristocratie qui règne. Illusions perdues déboute la bourgeoisie qui va régner. Le Guépard ridiculise l’Histoire. Madame Bovary se moque des femmes, au moment où elles vont tout rafler. Bernanos avorte les robots qui vont nous remplacer. Houellebecq flingue cette classe moyenne qui donne à la société française ses caractères actuels, effectivement insupportables ».
Marin de Viry, « Pourquoi le courage? », Cahier de L’Herne Michel Houellebecq, Éditions de L’Herne, 2017. LNRSP (livre numérique reçu en service de presse)

*et nous fait oublier le pesant sérieux du ravi de la crèche Michel Onfray (« L’absolue singularité. Miroir du nihilisme »).

Illustration: France Télévision – Journal du soir de France 2.

  1. serge says:

    Il est intéressant d’observer l’accueil fait à l’oeuvre de Houellebecq depuis les années 90 par le milieu littéraire. Ce type était un ovni inclassable. Pas de marqueurs idéologiques spécifiques en particulier « de gauche ». On le traitait avec des pincettes et la plus extrême méfiance. Les thèmes abordés, la misère sexuelle, le tourisme, l’islam nous montrait ou prédisait ce que nous ne voulions pas voir.
    L’inénarrable Onfray était à l’époque dans sa période « bouffeur de curés », le combat en retard du gars qui n’a rien compris. Maintenant il crie sa joie d’avoir découvert Houellebecq qui est un auteur « hyper » important après en avoir dit pis que pendre.
    On est toujours ridicule de passer de son vivant à côté d’un maître, alors rétropédalage.
    Je me souviens de la claque que j’ai prise en lisant « Extension du domaine de la lutte ». Je n’ai pas attendu Naulleau ou Onfray pour qu’ils m’expliquent ce qui est bon ou pas.

    1. Entièrement d’accord avec ce rappel. Houellebecq n’a pas toujours été en odeur de sainteté et surtout, comme vous le dites, il échappait aux étiquettes, alors… Les ralliements de dernière minute font sourire – l’article dithyrambique d’Onfray qui enfile les truismes sur Houellebecq est un monument de flagornerie et d’hypocrisie.

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Patrick Corneau