murlivresferlimortar11Dictionnaire critique fut d’abord le titre d’une rubrique de la revue Documents, qui parut en 1929 pour disparaître l’année suivante et dont les quinze numéros s’intéressèrent aux « doctrines, archéologie, beaux-arts, ethnographie », mais aussi aux « variétés »: le music-hall et le cinéma.
Aujourd’hui, les éditions Prairial font paraître en un beau volume illustré (avec des photos et dessins repris de la revue) les entrées de ce dictionnaire, signées par huit contributeurs, mais principalement écrites par Georges Bataille et par Michel Leiris.
Quel intérêt pour nous lecteurs postérieurs de plus de 80 ans?
Tout d’abord par le prestige des signataires cités, auxquels il faut ajouter Marcel Griaule, Carl Einstein, Robert Desnos (une seule contribution) et surtout parce que ces pages sont d’une intelligence, d’une finesse critique, d’un style d’écriture qui éblouissent. Si on les remet dans leur contexte idéologique d’époque, elles apparaissent comme une redoutable machine de guerre contre l’idéalisme et ses dérives. Car le mot « critique » accolé à « dictionnaire » définit bien le projet: nettoyer les mots, les notions des représentations (souvent fausses, abstraites ou illusoires) auxquelles la tradition les renvoie ou qu’ils ont parfois eux-mêmes forgées. Bref, il s’agit de décrasser, de dépiéger les mots que notre paresse mentale ou un usage inconséquent a en quelque sorte dévoyés comme l’explique Bataille: « Je n’ignore pas que la plupart des gens, quand ils aperçoivent des cheminées d’usine, y voient uniquement le signe du travail du genre humain, et jamais la projection atroce du cauchemar qui se développe dans ce genre humain à la façon d’un cancer. »
Cette méfiance envers le langage recoupe celle que Bataille nourrissait envers Breton et les surréalistes, ces « emmerdeurs idéalistes », tentés, selon lui, par un « retour à des valeurs spiritualistes ». Aussi ce dictionnaire fait-il la part belle à une certaine zone sauvage « où l’on s’aventure sans carte géographique ni passeport d’aucune espèce » comme le rappelle Michel Leiris. C’est dans cette zone que se fait la révélation des états de choses violents dans lesquels nous nous trouvons pris à partie – la vérité telle que l’enseignent les dictionnaires académiques y est souvent malmenée (parfois avec une sorte d’impertinence vialattienne), désacralisée. C’est cette exigence qui fait toute la fraîcheur de ce tonique ouvrage qui renverse tous les stéréotypes et invente de nouvelles définitions pour mieux investiguer et comprendre notre monde.

Extraits – les deux premières entrées du dictionnaire: l’ « Abattoir » et l’ « Absolu » (soit un saisissant résumé de l’ouvrage).dictionnaire-critique

« ABATTOIR – L’abattoir relève de la religion en ce sens que des temples des époques reculées (sans parler de nos jours de ceux des hindous) étaient à double usage, servant en même temps aux implorations et aux tueries. Il en résultait sans aucun doute (on peut en juger d’après l’aspect de chaos des abattoirs actuels) une coïncidence bouleversante entre les mystères mythologiques et la grandeur lugubre caractéristique des lieux où le sang coule. Il est curieux de voir s’exprimer en Amérique un regret lancinant: W. B. Seabrook* constatant que la vie orgiaque a subsisté, mais que le sang de sacrifices n’est pas mêlé aux cocktails, trouve insipide les mœurs actuelles. Cependant de nos jours l’abattoir est maudit et mis en quarantaine comme un bateau portant le choléra. Or les victimes de cette malédiction ne sont pas les bouchers ou les animaux, mais les braves gens eux-mêmes qui en sont arrivés à ne pouvoir supporter que leur propre laideur, laideur répondant en effet à un besoin maladif de propreté, de petitesse bilieuse et d’ennui: la malédiction (qui ne terrifie que ceux qui la profèrent) les amène à végéter aussi loin que possible des abattoirs, à s’exiler par correction dans un monde amorphe, où il n’y a plus rien d’horrible et où, subissant l’obsession indélébile de l’ignominie, ils sont réduits à manger du fromage. » (article dû à Georges Bataille)
Dictionnaire critique, de Georges Bataille, Michel Leiris, Marcel Griaule, Carl Einstein, Robert Desnos, Jacques Baron, Arnaud Dandieu, Zdenko Reich, Prairial, 128 p., 17 €. LRSP (livre reçu en service de presse)

* L’Ile magique, Firmin-Didot, 1929.

« ABSOLU » par Carl Einstein.

Illustrations: The Kansas City Public Library (origine inconnue) / Éditions PRAIRIAL.

  1. Il n’y a pas d’entrée pour « amour » (il eut sans doute été très, trop « critique » de la part du sarcastique G. Bataille!?) et Desnos n’a écrit qu’une partie de l’article sur « œil »: « Image de l’œil ». 🙂

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Patrick Corneau