img_2388hmorganlettrine2« Plus on publie, moins il y a de littérature » – De fait il faut reconnaître que l’équation que Sollers avance dans un récent livre d’entretiens (Contre-attaque chez Grasset) fonctionne. En termes de qualité, le niveau d’étiage de la littérature en France n’a jamais été aussi bas*. Ne parlons pas d’évolution ni même d’involution mais de piétinement, de ressassement. Voyez les prix dits littéraires: il s’agit de répéter toujours le même cadrage naturaliste, social ou psychologisant. Comme dit Sollers: « Ça, c’est réactionnaire ». Le même d’ailleurs rappelle que Lacan avait un mot, très beau d’ailleurs, pour parler de ça: la « poubellication ». Qu’est-ce que c’est, la poubellication? « La censure molle. Bruiter, affadir, aplatir, noyer. » Oui, explique Sollers « la censure molle, celle qui consiste à noyer le poisson. S’il y avait une baleine, il y aurait tout à coup 3 000 baleines gonflables qui cacheraient l’existence de la baleine. »
Heureusement il y a les « invisibles », les petits poissons merveilleux que de rares aquaculteurs lancent dans l’océan pour le bonheur des happy few. Il faut un peu les chercher autour des baleines gonflables. Mais ils sont là. Grâce à de petits éditeurs courageux, audacieux, déterminés (« La Bibliothèque » par exemple**) ou des revues exigeantes, authentiquement, véridiquement littéraires comme Fario, Conférence, Europe, etc. qui font oublier le naufrage de la (jadis) prestigieuse NRF désormais perdue pour elle-même depuis qu’elle court derrière un improbable audimat.
Vincent Pélissier qui dirige les destinées des éditions*** (et de la revue) Fario m’a envoyé dernièrement deux jolis poissons aux bigarrures fort contrastées, édités dans la collection « Th. B. » avec Thierry Bouchard des Éditions Théodore Balmoral:
Dans le temps de Jean Roudaut (publié primitivement en 1999 et épuisé): une magistrale réflexion historique et analytique sur la notion de tombeau en littérature qui se révèle être une autobiographie oblique de l’auteur (extrait 1)
Le ciel est un grand timide de Thierry Laget: un délicieux ouvrage où ce mémorialiste finement lettré nous livre quelques pierres blanches de son jardin secret où se croisent la mémoire, le rêve et la littérature (extrait 2).
Même si la tonalité du second livre est moins majestueusement austère que le premier, j’ai choisi deux passages sur la mort (la vie): deux styles, deux visions, deux existences…

« La vie nous tient lieu d’être. En vivant on donne figure à l’être. On le représente. Du coup on est moins soi, définissable, que l’enveloppe d’autre chose, tom­beau vide, entourage d’une absence — et l’amour même ne s’éprouve que sous la forme du manque —, cénotaphe pour les cendres, sarcophage pour l’horreur. L’histoire d’une vie, cela n’est pas constitué d’une série d’événements, d’actes ou de velléités d’actions, de reculs ou de hardiesses, mais de seuils, de franchisse­ments, de métamorphoses invisibles, par quoi est frôlé le néant futur. Le trou noir de la fosse, nous le portons en nous ; il grandit si régulièrement que nous finissons par tomber en lui comme on s’autodévore.
Ce qu’il y a en nous, et que nous tenons illusoire­ment pour nous, ce sont des voix. Les vivants sont les urnes des morts. Nos paroles sont pleines de leurs murmures. Un jour, par distraction, les vivants n’en­tendent plus parler les morts en eux, et les tuent ainsi allègrement une nouvelle fois, plus efficacement enco­re que la première. Mais ils ne savent pas que c’est eux-mêmes qu’ainsi ils mettent en ruine.
Sauvant par l’écrit quelques fragments de mémoi­re laissés en déshérence, si incertain que soit le devoir de poursuivre, si douloureuse la voie du cœur, de cette lourde tache assignée à chacun par personne, il faut faire un triomphe. Et cette écriture, ces pages diffici­lement journalières, je les sais inadéquates à ceux dont elles devaient évoquer le passage. Comment suppor­teraient-ils qu’un vivant les traite en fantômes, même s’il se sait, sans le croire, semblable à eux ? Tout contrecarre le sentiment étrange, parce que comblant bien que faux, que parler d’un mort c’est le faire être, que le ressusciter en soi, c’est se faire être.
Retrouver les débuts d’une expérience: la mer est au bas de la tombe entrouverte (le vent a couché les arbres de part en part de la fente crayeuse). Ça se ter­minera comme ça a commencé, dans le temps. »
Jean Roudaut, « Maintenant que je tiens lieu de rien », Dans le temps, Fario Éditeur, pp.202-203. LRSP (livre reçu en service de presse)

« Je me surprends parfois à désirer la mort, parce qu’elle mettrait un point final à une phrase qu’il est fatigant de voir se développer, avec des incidentes et des parenthèses en pa­gaille, sans qu’on en connaisse jamais vraiment le sens ni la conclusion, comme dans ces langues où le verbe est rejeté à la fin de la phrase et où il est si difficile de couper la pa­role à celui qui parle. Si la vie n’était pas si ré­pétitive et décevante, on pourrait se faire à l’idée de l’éternité, mais la mort est bien la meilleure solution qu’on ait trouvée à nos mal­heurs, et pourvu qu’elle ne soit pas le terme d’une trop longue et trop douloureuse agonie, il n’y a rien que de très souhaitable en elle, et, même quand on aime la vie, on ne doit voir approcher sa fin qu’avec la gratitude de celui qui referme un roman qu’il a aimé, et qui ne souffrirait pas qu’on en ait arraché les der­nières pages. »
Thierry Laget, Le ciel est un grand timide, chap. XXXIX, Fario Éditeur, p.119. LRSP (livre reçu en service de presse)

*Un état des lieux sans concession, peu flatteur de la littérature française contemporaine a été fait par Philippe Vilain dans un livre un peu jargonnant passé inaperçu (et pour cause puisqu’il y dénonce la « selfication des esprits »): La littérature sans idéal, Grasset, 2016. J’espère pouvoir en reparler prochainement.
**Je regrette de n’avoir la place ici de citer plus de ces résistants, mais allez au Salon de la revue qui a lieu tous les ans à l’Espace des Blancs-Manteaux (75004), les petits éditeurs indépendants sont là, en rangs serrés, plus vivants et déterminés que jamais. Il n’y a rien à espérer du désespoir qui  monte et qui s’exprime chez les mastodontes de l’édition, mais il y a beaucoup à attendre de la guerre du goût que livrent (non sans vicissitudes) ces francs-tireurs…
***Fario lance le projet « Les impardonnables » sorte d’anthologie permanente de poésie de langue française, sous forme de 17 petits livres sous étui chaque année.

Illustration: photographie ©Lelorgnonmélancolique.

Répondre à lorgnonmelancoliqueAnnuler la réponse.

Patrick Corneau