4816976726_08bbe731f3_zhmorganlunettesJean-Yves Girard, l’un des plus grand logiciens de ces dernières décennies, vient de publier grâce aux bons soins des Éditions Allia un livre difficile d’accès mais passionnant sur l’origine et les effets de la demande de « transparence » qui traverse notre époque.
La sacro-sainte transparence, cette scie du politiquement correct, dont on ne cesse de nous rabâcher qu’il faut la promouvoir (une démocratie transparente, une politique transparente) comme si elle existait vraiment, comme si elle était accessible. Comme si elle était même incontournable pour le « vivre ensemble ». Jean-Yves Girard démontre que tout l’édifice idéologique de la science et de la philosophie (principalement analytique) du XXème siècle est bâti sur cette chimère. Pour que la langue devienne « transparente », on a créé pour cela une discipline: la sémantique (je me souviens des heures glorieuses de ma formation universitaire où il n’y avait pas de salut sans elle) qui a pour but, grâce à quelques procédures dédiées, de dévoiler le lien entre langage et réalité, de faire en sorte qu’il n’y ait plus de mystère, que le sens ultime soit dévoilé. Le responsable de cette tendance, selon Jean-Yves Girard, est Wittgenstein qui, dans le Tractatus Logico-Philosophicus (1921) affirmait que le seul but de la philosophie était de définir l’espace du dire, lequel coïnciderait avec le réel par le truchement de la structure du langage. Pour Wittgenstein, la structure de la phrase déclarative reflète exactement les relations existant dans la réalité entre les objets dénotés par les termes de la proposition. Aussi, lorsqu’on a délimité cet espace, il n’y a plus RIEN à dire – d’où le fameux aphorisme: « Ce qu’on ne saurait dire, il faut le taire ». S’il y a une doctrine de la transparence en philosophie, elle est bien là et c’est aussi le risque rédhibitoire de son invalidation comme l’a bien vu Gilles Deleuze pour qui Wittgenstein est potentiellement l’ »assassin » de la philosophie.
Jean-Yves Girard écrit (p. 49): « Le transparentisme repose sur trois slogans subliminaux: on peut répondre à tout, on peut tout comparer, on peut tout prévoir ».
Sur le premier point: « L’expérience de la connaissance nous enseigne qu’il n’y a pas de Réalité Dernière, que tout train en cache un autre. Une évidence qu’il n’est pas facile d’accepter, d’où l’idée de ce train ultime, celui qui ne cacherait plus rien. Le transparentisme postule l’existence, au-delà de la perception immédiate, d’un monde, d’un niveau de lecture, complètement intelligible, c’est-à-dire explicite et immédiat. D’où cette croyance en de prétendus ‘rayons X du savoir’ qui nous dévoileraient l’envers de l’Univers ».
Si nous ne voyons pas directement le monde, si le langage est parfois un peu retors (car après tout, nous savons bien toutes les ambiguïtés qu’il renferme), il doit bien y avoir une méthode pour que nous accédions tout de même à la Vraie Réalité, ou dans le cas du langage, à ce qu’il dit vraiment, faisant fi de ce que, bien souvent, il nous dit simplement ce qu’il nous dit, sans avoir à chercher plus loin… Jean-Yves Girard émaille son texte d’exemples empruntés au cinéma (dont il est grand connaisseur) ou à la littérature et notamment à la poésie. Il est certain que les plus beaux films sont ceux où il reste une part d’inexpliqué, de non-montré. Quant à la poésie, rechercher une clé pour « comprendre », par exemple, les poèmes de Mallarmé s’avère bien vain. Le propre du poème (et sa beauté) réside dans l’ambiguïté native des mots (dans « l’éternel à-peu-près de leur existence secondaire » comme dit Rilke) qui le rend inapte, irréductible à la paraphrase. Pourtant le rêve de traduction de nos paroles et discours courants en des ensembles de formules nourrit la recherche technologique depuis l’invention de l’informatique; efforts qui inévitablement achoppent: on n’a pu fournir pour l’instant que des programmes qui n’approchent que de très loin les performances humaines en matière de lecture et de compréhension.1540-1
On a compris que ce livre est un peu une machine de guerre contre la philosophie analytique dont le but est de cantonner le travail du philosophe au vis-à-vis d’un langage logique idéal et d’une réalité transparente. A cela, Jean-Yves Girard oppose la notion de format (ainsi que d’autres notions qu’il serait trop long d’expliciter ici). Nous voici du côté du « sujet »: nous ne percevons rien du réel si ce n’est par un format qui nous permet de donner une signification à ce que nous percevons. « Le format, c’est l’architecture qui encadre toute activité » dit encore Jean-Yves Girard. Bien sûr, les formats naissent, prospèrent, se sclérosent et disparaissent. L’art est une activité où la notion de format est particulièrement féconde. Mais aussi la science et même parfois aussi les mathématiques. Sans format, on se trouve confondu, dans le paradoxe ou l’illusion de la transparence précisément. Girard assimile par ailleurs ce mirage au « qualunquisme », du nom d’une doctrine apparue en Italie vers 1946, qui prétendait asseoir le politique sur la notion « d’homme quelconque ». On parlerait sans doute aujourd’hui de populisme un peu dans le même sens: illusion qu’il peut y avoir un gouvernement du peuple en ignorant les corps intermédiaires. On sait que cela alimente les slogans doctrinaires de l’extrême-droite. En sciences, en philosophie, en politique, les corps intermédiaires sont nécessaires, qu’on les appelle concepts, langages ou partis politiques – et quand on croit les éliminer, on pave le chemin politique vers les dictatures (la dictature repose, elle, sur un format unique qu’on essaie de rendre invisible).
En pointant les abus auxquels se sont livrés logiciens et philosophes analyticiens Jean-Yves Girard montre qu’ils se sont cachés derrière une apparente rigueur (mais toute rigueur doit être définie par rapport à un objectif) pour prétendre que leurs travaux dépassaient la philosophie classique et atteignaient une sorte de scientificité. Ce fantasme de la transparence est une des retombées de cette dérive qui dépasse le seul secteur de la philosophie, elle a percolé de nombreux aspects de nos vies qu’elle régit indûment. La force de ce petit livre aussi brillant que plein d’humour est d’en apporter magistralement la preuve.
Si je peux oser un détournement de Chesterton, je dirai que Jean-Yves Girard nous montre que « Le monde moderne est plein d’anciennes idées scientistes devenues folles. Elles sont devenues folles, parce que coupées du réel et de la raison – et qu’elles vagabondent toutes seules. »

Le Fantôme de la transparence de Jean-Yves Girard, éditions Allia, 176 pages, 2016, 12€.

Illustrations: Mr Magritte’s Seaside Excursion – flickr / Éditions Allia.

  1. Célestine says:

    « La connaissance détache un être de l’autre et annule les grains de mystère présents dans chaque existence…» (Cioran)

    Mais alors, si l’on se trompait, à vouloir toujours tout savoir des autres, et même de soi ? Et si le Mystère était la valeur à cultiver sans relâche, le sport de l’âme, la source de joie ineffable, de désir et d’élan ? Et si la transparence ne faisait de nous que des ectoplasmes mous?

    Superbe billet une fois de plus, qui dénonce sans relâche les travers de notre époque épique.
    ¸¸.•*¨*• ☆

    1. Merci pour ce beau plaidoyer pour le Mystère! 🙂
      Une illustration récente du fantasme de transparence et de pseudo-scientificité vient de nous être donnée avec les sondages concernant l’élection de Trump (et auparavant avec le Brexit) : énorme « plantage » des prévionnistes qui n’est que la revanche implacable du facteur humain (et sa vertigineuse et imprévisible complexité) sur l’addiction aux chiffres et le « scientisme » mediatico-bureaucratique. L’homme est irréductible à quelques colonnes de chiffres et un réel peut en cacher un autre. Le nuage de l’inconnaissance nous empêche d’élucider et de conclure. L’aventure continue…

  2. Aukazou says:

    La commission européenne a validé, dans un texte de loi, il y a de cela quelques années, le principe du « comply or explain » à destination des entreprises. Il s’agissait (et c’est toujours le cas me semble t’il, je n’ai pas été vérifier si la loi avait été modifiée) de proposer une charte de « bonnes pratiques » garante de la conformité des entreprises avec ce que dit la loi, ou l’esprit de la loi. Les managers ou les comités d’entreprise devaient expliquer, lors d’un bilan/évaluation annuel(le), en quoi et pourquoi ils avaient souscrit ou dérogé à la règle. Sauf que cette pratique vertueuse, censée offrir la plus grande lisibilité et, in fine, une plus grande transparence des actions engagées, a favorisé la corruption en ce qu’elle reposait sur la cohérence des arguments apportés par l’entreprise, sans véritable contrôle supplémentaire. Il est toujours aussi malaisé de distinguer une pratique vertueuse d’une pratique illicite. De facto, la volonté de transparence n’est souvent qu’un voeu pieu.
    Il existe aussi une obligation pour les élites politico-administratives, les parlementaires par exemple, de déclarer leur patrimoine au début et à la fin de leur mandat. D’ailleurs, nous avons une Haute autorité pour la transparence de la vie politique en France, mais encore une fois les déclarations de patrimoine des parlementaires ne reposent que sur l’honneur…
    Et puis rappelons-nous de la glasnost chez les russes. Encore une idée bien tronquée de la transparence.

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Patrick Corneau