tumblr_mp0prwj7p31qa2qxto1_1280ferliprotsPour échapper dans le métro à la baudelairienne tyrannie des regards (dans le métro les regards sont plutôt tyranniquement absents ou méfiants depuis quelque temps), il m’arrive, si le trajet est un peu long, de plonger dans dans mon Kindle pour y glaner quelques pages distractives. J’aime bien ouvrir les Chroniques 1931-1954 de Paul Morand, on est sûr avec ce professionnel de la flânerie mentale de ne pas s’ennuyer: drôle, intelligent et parfois érudit. Ainsi, dernièrement, pendant que la rame brinquebalait entre Gallieni et Levallois, je suis tombé sur ce délicieux éloge du lit qui, de plaisir, m’a presque fait manqué la station Villiers…

« Le lit
Ils sont partis; les uns dînent en ville, les autres vont au théâtre: je me couche et je dîne au lit. Comment résister aux draps ouverts, au pyjama et ses bras en croix? Je tombe dans mon lit; aujourd’hui on ne gravit plus des himalayas de linge surmontées d’un édredon rouge où transpirèrent des générations, on descend, on s’immerge; le sommier ne gémit plus, il s’aplatit et coule sous le corps; me voici dans mon lit, comme un fleuve. Les bruits de la ville se calment; un tramway tardif. Les sonneries se sont tues; par les portes personne n’entre plus. Les lumières sont éteintes et seul brille le blanc chevet. Les bois et les bronzes des meubles luisent de biais; les yeux se posent sur la surface unie du plafond, rosie par la braise. Deux guéridons s’avancent chargés de livres et de journaux. Un plateau sur la chaise. Je dîne au lit, comme un Romain. J’appartiens à l’horrible race des salisseurs de draps – cendres de pipe, taches d’encre et croûtes de pain. Le squelette est devenu une charpente inutile immobile, je vivrais aussi bien sans muscles; le cœur n’a plus à pomper mon sang de haut en bas; je l’entends, tout heureux de ce congé. Passer sans différence de température du repas à la digestion et de la digestion au sommeil, délices orientales! Pourquoi orientales? L’Oriental ne mange pas et il dort encore moins; il n’a pas de chambre à coucher; il déroule n’importe où un tapis et deux oreillers très durs que les serviteurs nomment le bedding. Pour aimer le lit, il faut le froid, l’hiver, la douce laine bassinée par la chaleur du corps; l’été, on se couche à regret, dérangé par les bruits de la rue, les feux du soleil, les désirs de grand air. Je flotte, au sein d’un grand bonheur noble, d’un luxe gratuit, d’un plaisir propre. Deux fils relient encore au théâtre du monde la marionnette que je suis: à droite le téléphone, à gauche la radio. Le lit, c’est l’établi de l’écrivain. Je pense à Milton qui y dicta à ses filles le Paradis perdu, à Proust, à Colette avec sa planche à manuscrits pareille à ces tablettes sur lesquelles on pose le savon et les brosses des baignoires… Le plus beau privilège de l’écrivain, c’est de pouvoir pousser son sillon partout, même au lit. Grâce à Dieu, ces illustres exemples m’empêchent de voir dans ma position un encouragement à la paresse, à la facilité. Le lit, c’est le champ de l’esprit délivré de la pesanteur. Il faut être couché pour voir le ciel, j’ai le temps de regarder le galbe de ma vie ou celui d’une commode; dans mon lit-tombeau, je pense à la mort, au lit où les morts sont si beaux. Je pars sur ce bateau à songes. Tous les plaisirs que nous décrivent les fumeurs d’opium, le lit nous les donne; les associations d’idées forment des ponts de lianes; les rêves poussent comme des fleurs dans la température des draps, toujours égale, comme celle de l’Equateur. A mon chevet, il y a des livres. (Les livres de chevet sont ceux qu’on n’arrive jamais à lire.) Celui que je prends est un livre de voyages. Un ami a remonté ces rapides pour que je puisse refaire ce soir, sédentaire, cet itinéraire impossible… Le lit apparaît en littérature avec Homère: on voit Ulysse en train de construire le sien, avec quel amour! A aucune nef il n’apporta tant de soins. Le voyageur sait le poids des choses; ce n’est plus le sable de la grève qui moulera son corps fatigué, mais le crin du matelas, sandwiché entre deux gisements de laine.
J’entends l’ascenseur on rentre du théâtre. Comme ce dernier acte était inutile! Comment le théâtre anglais, qui vaut bien le français, s’arrange-t-il pour vous laisser libre à onze heures… avec un hymne national en plus? Monté sur le dos de mon grand animal de lit comme un rajah sur un éléphant, isolé de la terre, je domine majestueusement le siècle et ses ennuis; tous les désastres s’amortissent dans les matelas; aucun ennui ne résiste à l’horizontale. L’âge de la majesté de l’homme fut le grand âge des lits, le XVIIe siècle. Louis XIV en possédait quatre cent treize, sans parler des lits de repos. (Mais en est-il d’autres?)
(…)
Voici le jour. Il pleut. La barbe a poussé et râpe le linge. La machine à écrire vous réveille en sursaut.
Debout ! Le lit est le palais de l’égoïste. Oui, ou non, êtes-vous malade?
Oui. »
Paul Morand, « Le lit »,  Chroniques 1931-1954, Grasset, 2001.

Illustration: Eugène Delacroix, Un Lit défait, Paris, musée national Eugène Delacroix.

  1. serge says:

    Et page 64 vous trouverez la recette préconisée par Montherlant pour rester jeune. Je ne sais pas si Morand a réellement appliqué ce programme.

  2. Voici la page 64 avec la citation faite par P. Morand:
    « Excellente la recette de Montherlant, pour rester jeune:
    1° Faire tout ce qui vous tente, à l’instant;
    2° Ne pas se contraindre à faire des choses désagréables;
    3° Être sans ambition.
    Appliquons à fond ce programme. »
    Le point 3 sûrement pas, peut-on être un « grantécrivain » sans ambition (de l’être)? Et puis, il a fait des pieds et des mains pour être académicien…

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Patrick Corneau