celine-minard-mes-romans-sont-transgenres-ok,M362801ferli14On parle beaucoup de Céline Minard en ce moment. Cet été Télérama lui a consacré un grand entretien, un peu surprenant compte tenu de la stature somme toute modeste de l’écrivaine – on subodore des manœuvres publicitaires pour la rentrée et un placement balistique pour la course aux prix. Bon. L’écrivaine répond aux questions de manière très contrôlée, très consensuelle, légèrement distanciée pour laisser une aura de froideur, de cérébralité un peu mystérieuse chez cette ancienne étudiante en philosophie. Une personnalité un peu anguleuse qui maîtrise bien sa com’.
Allons voir le livre, Le Grand Jeu chez Rivages. Le sujet paraît simple (4eme de couverture): « Installée dans un refuge high-tech accroché à une paroi d’un massif montagneux, une femme s’isole de ses semblables pour tenter de répondre à une question simple: comment vivre? Outre la solitude, elle s’impose un entraînement physique et spirituel intense, où longues marches, activités de survie, slackline et musique vont de pair avec la rédaction d’un journal de bord. »
Ouvrons le livre. Oui, ça ressemble bien à un journal :
« J’ai fait le ménage ce matin. En grand. J’ai ouvert au maximum l’œil-de-bœuf en prenant soin de le bloquer sur le dernier cran de la patte de sûreté. J’ai ouvert la porte, je l’ai bloquée aussi et j’ai laissé l’air traverser mon habitacle de part en part, comme un coup de vent en pleine mer. Puis j’ai fermé la porte, pas l’œil, j’ai secoué ma couverture de soie, frappé mon oreiller, épousseté les étagères. J’ai fait glisser la table sur la longueur de la paroi, déplacé le cube, sorti le coussin et le tapis de sol, je les ai secoués eux aussi. J’ai passé un chiffon sur les assises et à l’intérieur du placard à vaisselle, du compartiment à skis et à chaus­sures. J’ai passé le balai et jeté toutes les poussières dans la vallée. La vaisselle est faite et rangée après chaque repas, j’ai seulement gratté une casserole dont le fond s’était coloré. J’ai démonté, essuyé et huilé ma carabine. Je l’ai remise à sa place devant les paquets de cartouches. J’ai passé sur le sol une serpillière imbibée d’eau et de savon noir. Je l’ai rincé, puis je suis mon­tée sur le toit pour vérifier le bon état des panneaux. Tout allait bien. Je suis descendue au bloc sanitaire, j’ai nettoyé la douche, les toilettes, les parois, j’ai tout laissé ouvert pour que les surfaces sèchent. J’ai coiffé un chardon bleu avec la serpillière essorée. » (p.41)
S’ensuivent de longues, très longues descriptions de courses dans la montagne, aussi parlantes et riantes qu’un relevé topographique-géologique pour ingénieur BTP en hydraulique. De toute évidence notre écrivaine se balade entre quatre murs, le doigt pointé sur une carte IGN, et nous nous crapahutons dans un décor de mots, dans de l’inéprouvé. Pour pallier l’insipidité de l’exercice et l’ennui mortel qui s’installe, l’auteure introduit l’élément « corps », évoqué par d’heureuses formules: « Quand le soleil m’a prise dans sa main jaune, j’étais éveillée, endormie, endormie debout, et j’ai produit un formidable bâillement. » Un peu plus loin: « Et je me suis décidé à respirer à l’intérieur de la concentration. La faim m’a déplié les jambes. »
Quand on a avalé cette purge à dégoûter le plus indulgent des randonneurs du Vieux Campeur arrive le moment philosophique qui ressemble fort au coup de bâton sur l’épaule de l’adepte du za-zen – sauf qu’au lieu d’être « réveillé », on est littéralement assommé de stupeur et de perplexité: « Pourrait-on dire qu’il existe le danger d’un côté, le danger absolu qui nous tient en son pouvoir, qui nous paralyse de peur, et d’un autre côté la prise de risque qui serait l’hypothèse qu’on peut passer à côté, qu’il n’est pas inévitable? Plus on passerait près du danger, plus le risque serait grand. Plus on s’en éloignerait, plus le risque serait faible.
Autant se demander à quelle distance de la mort il faudrait se tenir pour éviter de mourir. »
On n’en est qu’à la page 18 et il reste 170 pages…
On avance ainsi cahin-caha entre somnolence déambulatoire (avec arrêts pour la cueillette des cornichons) et petits satoris philosophiques pour lectrices de Jeune et Jolie:
« Et si c’était le chat qui apprenait quelque chose à la boulette de papier? » (p. 95). On est sidéré lorsque l’auteur mentionne à titre de référence et d’inspiration la retraite de Wittgenstein dans sa cabane norvégienne sur un fjord au nord de Bergen en 1913, comme si l’on pouvait rapprocher le vécu de l’imaginé, faire état de hauteurs de solitude existentielle comparables…
Comme il n’y a pas de robinsonnade sans Vendredi, celui-ci finalement « surgit de la roche et du vent » sous les traits d’une ermite, Dongbin (
« J’étais surprise qu’elle ne sente ni la merde, ni la sueur… »). Cette présence va, de fait, bouleverser les plans et résolutions de la narratrice – nous passerons sur les aléas de cette bouleversante metanoia – et l’amener à une forme de point d’orgue (aussi brumeux qu’évasif) à ce « Grand jeu » (dernière phrase de la dernière page): « Comment pourrait-il accueillir le monde celui qui ne se mise pas lui-même? »1540-1
Qu’une entreprise romanesque de cette sorte ait reçu ce concert de louanges dans la presse laisse désemparé. Les journalistes lisent-ils? Que Madame Minard figure sur la liste du Femina ne surprend pas quand on voit ce qu’est devenu ce prix. Qu’un Michel Crépu ait pu s’associer à ce tintamarre laisse pantois (surtout sur sa manière: un petit jeu de pirouettes langagières comme s’il s’adressait à un parterre d’enfants au guignol) – il est vrai qu’il a bien perdu en sagacité depuis qu’il est enfermé dans la tour d’ivoire de la Nénéref… (le bureau de la Revue des Deux Mondes semblait mieux aéré).
Je ne déconseille pas la lecture de Le Grand Jeu de Céline Minard, il faut tout lire, car de même qu’il faut le hareng saur pour apprécier le suave et le jouissif, il faut ouvrir les mauvais livres pour goûter les bons*.

* Par exemple sur un thème similaire l’étonnant roman de Marlen Haushofer: Le mur invisible (1985), une aventure bouleversante où le labeur, la solitude et la peur constituent les conditions de l’expérience humaine.

Illustrations: Photographie Télérama / Éditions Rivages.

  1. je retiens ceci : il faut ouvrir les mauvais livres pour goûter les bons.
    Excellente maxime qu’on peut appliquer aux films, à la nourriture et même à la compagnie…
    Quant à tout lire, aura t-on le temps ?

  2. Célestine says:

    Vous pouvez toujours aller lire mon billet du 10 sur le murmure du silence…
    Je n’aurai pas le fémina mais je m’en fous.
    Hein que je soigne ma com’, moi aussi ? 😉
    ¸¸.•*¨*• ☆

  3. Serge says:

    Cet été, j’ai lu du Françoise Bourdin et du Madeleine Chapsal.
    Et effectivement tous les livres que j’ai lu depuis m’ont semblé bons.
    Donc c’est un truc qui marche.

  4. Breuning Liliane says:

    Vivent les « mauvais » livres s’ils nous valent des billets d’humeur aussi goguenards et facétieux que celui-ci, cher Lorgnon! J’avais jeté un oeil – un seul! – sur un précédent ouvrage de Mademoiselle Minard, dont le titre m’avait intrigué. Il faut dire que « Bastard Battle » avait de quoi séduire… Je me demandais comment elle allait continuer après de si fracassants débuts dans une langue aussi improbable. Eh bien, il semblerait que ce n’est pas la cohérence qui l’étouffe. Elle a changé de cheval comme moi je change de chemise. Dommage, je voyais déjà la littérature française d’aujourd’hui dotée d’une Jeanne d’Arc hautement cultivée, ayant lu Claudel et fréquenté Bruno Dumont, possédant toutes les arcanes de la langue de Rabelais et ne rechignant pas devant le Surmâle de Jarry ni devant la pieuvre de Lautréamont… Mais sans doute les jeunes filles d’aujourd’hui ne possèdent-elles plus ce soupçon de perversité et cette immense curiosité qui faisaient de nous toutes les petites soeurs de la Simone de l’Histoire de l’Oeil. Quelle tristesse…(et quelle perte pour vous, Messieurs).

Répondre à SergeAnnuler la réponse.

Patrick Corneau