47hmorganlettrine2« Errer est humain, flâner est parisien » écrit Victor Hugo dans Les Misérables. Certes, on imagine mal l’exercice de la flânerie dans les rues de Nantes (où l’on sera vite en manque) ou à São Paulo (sécurité précaire) ou à Rome (écrasante coopérative de chefs-d’œuvre). Walter Benjamin en était convaincu: « Paris a créé le type de flâneur ». Il n’y a qu’à Paris que l’on peut se livrer entièrement et avec succès à cette occupation qui demande une disponibilité, une ouverture mentale voire une certaine qualité créative dans la manière de se rendre présent au spectacle de la rue. C’est dire combien ce personnage urbain qu’est le flâneur relève d’une histoire et d’une culture bien spécifiques, ancrées dans une époque, une géographie, un paysage qui rassemblent certaines conditions à la fois urbanistiques et sociales. C’est tout l’intérêt de la petite anthologie littéraire Flâner à Paris (Éditions INFOLIO) réunie par Thierry Paquot (philosophe de l’urbain) et Frédéric Rossi (archéologue, historien) d’en faire le tour avec des textes du XIXe siècle de Louis-Sébastien Mercier, Honoré de Balzac, Louis Huart, Paul de Kock, Auguste de Lacroix, Charles Baudelaire et George Sand.
Bien évidemment ce livre instructif et passionnant a tous les charmes de la nostalgie à l’heure où cette tradition déambulatoire tend à s’effacer comme s’en inquiète Thierry Paquot dans son intéressante préface (même si un peu prolixe par ses dérives explicatives sur la physiologie/physiognomonie!):

« Peut-on encore flâner dans la capitale? Certes, les automobiles sont encore bien trop rapides, nombreuses et encombrantes, de nombreux magasins de quartier ferment et sont remplacés par des boutiques appartenant aux grandes enseignes internationales – où les touristes semblent plus à leur aise que les autochtones -, la sociologie des Parisiennes et des Parisiens a considérablement été bouleversée par la cherté des loyers ou du prix du mètre carré, les « classes populaires » ont été déménagées, ce qu’on désigne par la « gentrification » – un anglicisme, guère plus explicite que l’embourgeoise­ment ou que l’extension du domaine des « bobos »… -, les activités économiques se sont concentrées sur quelques sec­teurs économiques, les trottoirs se sont réduits sous l’effet de leur envahissement par les commerçants, en particulier les terrasses-fumoirs chauffées des cafés, des pistes cyclables et d’un mobilier urbain peu amène, etc. Ni Balzac ni Huart ne reconnaîtraient leur Paris. Walter Benjamin n’y trouverait plus d’homme-sandwich – c’est, selon lui, « la dernière incar­nation du flâneur » – et Baudelaire aurait bien du mal à y repérer sa foule, celle qui lui procure, à la fois, solitude et mul­titude… Quant à l’attrait d’une passante qui ne fait que passer, qui d’entre nous s’en défend, il y a même une rubrique (existe-t-elle encore?) dans Libération où une passante (cela change avec l’époque de l’auteur des Fleurs du mal) rédige une petite annonce du genre « beau brun, regard bleu qui a croisé le mien, à Saint-Michel, vers midi, je suis blonde aux yeux verts, on peut se revoir? ». Le flâneur, personnage emblématique de la grande ville de ce XIXe siècle de charbon et d’acier, de faits divers et de rumeurs, de marchandises et de luxe, de révolutions et de com­promissions, de femmes mariées et de grisettes, d’ambition et de corruption, de mesquineries et de gaspillages, dispose-t-il encore de ce temps pour rien qu’il utilisait si bien? Même le tou­riste est astreint à un emploi du temps et ses 35 secondes par tableau au musée du Louvre sont comptées! Le flâneur improvise. C’est un quêteur d’inattendus. Un traqueur de situations saugrenues. Certes, il marche, mais s’arrête, pour repartir, bifur­quer, attendre, observer, échanger deux mots sans importance, noter le slogan d’une publicité, le nom d’une boutique, le mur­mure d’une conversation volée à la terrasse d’un bistrot ou à l’arrêt d’un bus. Le flâneur s’avoue entièrement disponible.
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À Paris, les passants sont pressés. Deux, qui se connaissent, se croisent, l’un dit à l’autre « Tu vas bien? Excuse-moi, je cours! », et l’autre de rétor­quer « Vas-y! Je suis débordé aussi! ». Comment pourraient-ils flâner? D’autant que tout concourt à rationaliser le temps, y compris celui du marcheur, ce flâneur potentiel. Le marcheur type possède des chaussures ergonomiques, un petit sac à dos avec une bouteille d’eau minérale et un K-Way au cas où. Sur­tout, il est branché en permanence sur son cellulaire possédant mille et une applications, dont un GPS et toutes les données historiques, architecturales, économiques, urbanistiques sur n’importe quel m2 de son parcours, parcours lui-même truffé de puces! Notre marcheur n’en peut plus de ce trop-plein d’in­formations qu’il ne retient aucunement. Il ne sait plus regarder par lui-même, c’est sa machine qui lui ordonne d’admirer cette façade « Art nouveau », ce porche « faubourien » que Zola aurait pu décrire, cette boutique « Art déco », cette ruelle balzacienne, de savoir qu’ici, au 22, résidait tel poète qu’il n’a jamais lu, telle demi-mondaine qu’il ne pourra aimer, tel homme politique pour qui il n’a pas voté! Notre marcheur, qui n’appréciait guère l’école, se retrouve comme un cyber-écolier à qui l’on ingurgite un flot d’informations sans qu’aucune ne provienne de lui, de son expérience, de son désir de connaître et qu’il rêve simple­ment de se laisser conduire par ses pas… C’est précisément cette absence de programmation qui fait la différence entre un mar­cheur et un flâneur. Je le constate régulièrement en côtoyant, dans le métropolitain, des touristes, ces derniers refusent L’ail­leurs. Ils sont entre eux et via leurs téléphones portables avec leurs amis dispersés un peu partout au monde. Cette géogra­phie hors-sol que dessinent leurs échanges téléphoniques, les réunit, ils appartiennent tous au même ici, où qu’ils se trouvent. Et où qu’ils se trouvent, ils ignorent L’ailleurs. Le touriste massifié, mais je pourrais évoquer le simple citadin se rendant au travail ou allant faire des courses, se confectionne un espace/temps homogène. Or, le flâneur apprécie l’hétérogénéité, il goûte l’exotique de l’ordinaire, l’exception de la règle, la curio­sité du banal, le charme du déjà-vu. Il s’ouvre au monde et devient monde. »

Flâner à Paris, Petite anthologie littéraire du XIXe siècle, textes réunis par Thierry Paquot et Frédéric Rossi, Editions INFOLIO,  2016.

Illustrations: photographie ©Lelorgnonmélancolique / Editions INFOLIO.

  1. Célestine says:

    Ce n’est pas la première fois que vous abordez ce thème cher à votre coeur comme au mien. Je vous rassure, on peut flâner même à Nantes, flâner est avant tout une démarche contemplative intérieure qui dénote une disponibilité d’esprit et une largesse de coeur qui n’ont rien à voir avec le lieu dans lequel on se trouve.
    Il es saisissant ce portrait de l’homme (ou de la femme) pressé qui court tout le temps après son ombre.
    Et surtout tellement inquiétant l’image du cyber écolier scotché à son smartphone qui ne sait plus regarder avec ses yeux et son coeur.
    Comme si le plus important n’était pas de s’emplir de paix et de beauté, davantage que d’informations pointues sur tel ou tel monument…
    ¸¸.•*¨*• ☆

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Patrick Corneau