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Le bon voyageur est chargé des bouquets qu’il ne porte pas

IlamnuddsavatarmondialLa sérendipité a parfois du bon quand elle s’exerce dans une bibliothèque pas trop mal fournie. En feuilletant un vieux numéro de La N.R.F. consacré aux voyages (octobre 1974), je tombe sur un texte magnifique de Roger Judrin qui prend le thème à rebrousse-poil pour proposer un manifeste très personnel de l’anti-voyage. On appréciera son refus de la perdition qu’est la photographie de voyage (« le lorgneur à sa lucarne »). On notera surtout qu’un seul paragraphe de cet écrivain au style somptueusement baroque fait paraître bien terne, bien tiède la prose de nombre des écrivailleurs qui se pressent au portillon de la rentrée littéraire et se contorsionnent pour tirer la queue d’un Mickey littéraire… Y a-t-il encore des lecteurs pour une écriture authentiquement, résolument, nativement littéraire? C’est-à-dire la primauté du style avant toute autre considération? Si la question n’est pas triviale, la réponse est incertaine.

« Quand j’ai voyagé, c’était malgré moi. Je suis de ma forêt, de mon logis, de ma chaise. Non que je sois un cul-de-plomb. Je vais du pied comme un chat maigre. Mes songes m’agitent, mais comme étranger aux apparences, que j’épuise tout d’un coup, du coin de l’œil. C’est en moi la méditation qui va bon train. J’ai la curiosité au-dedans. J’ai dans mes deux poches les couleurs de ma fête ou l’agi­lité de mes alarmes.
Car mon humeur inquiète me défend d’espérer. Je ne suis pas de ceux qui font leur gerbe avec de l’herbe, et qui portent la fortune dans leur mallette. S’il me faut enfin graisser mes bottes et sauter le pas, la noirceur de mon imagination ne me montre du chemin que les pierres, et du but que la vanité d’y atteindre. A quoi bon chercher ailleurs ce que je trouve en moi et autour de moi, puisque c’est toute ma vie que l’étude de l’homme?
Le tracas des valises, du volant, des auberges, occupe trop mon impatience pour laisser à mon esprit des loisirs à promener. Je n’ai pas l’art de rompre la course, ni de m’amuser au délice des parenthèses. Je ne sais guère perdre mon temps à être heureux. J’admire ceux de mes amis qui sont nés spectateurs et qui, dans les plus grandes traites, se posent de village en vallon, d’église en musée, de regardoir en regardoir, comme on dit dans les monts Jura. Les répits n’entrent pas dans mon repos. C’est la paix du cœur qui m’ouvre les yeux, et surtout aux magnificences des soirs, parmi la mer ou dans les nuages. Mes contempla­tions, comme la fumée de mon tabac, ne s’épanouissent que dans les commodités du silence.
[…] Cependant, le voyage ne commence vraiment pour moi qu’après le retour. Rétabli dans mes pénates, enchâssé dans mes habitudes, ivre encore des ailes du vent, j’ai du baume dans le sang. J’aime l’existant. Je hais le possible. Le passé s’est fait chair en moi. Ce qu’une fois j’ai tenu, ce que j’ai tâté  de mes yeux, de mes mains, de mes oreilles, s’est incorporé à ma vie. Ma mémoire n’est pas mon trésor; elle est moi. Je me souviens; donc je suis. Que valent, auprès d’une certitude si moelleuse, les indigestions du présent et la caresse informe ou l’impalpable poudre du futur! Ni aujourd’hui ni demain ne m’appartiennent. Mes hiers seuls, et leur impression singulière, sont la propriété de mon esprit. Ils sont mon théâtre secret et le rocher de mon écume.
On dit que la mémoire est la récompense de l’attention. Suis-je donc plus vigilant que je ne crois l’être? De même que je suis expéditif, entre les assiettes et les verres, sans être insensible à la bonne chère, ou bien encore, lorsque j’écris, laconique et charnu, aigu mais cadencé, j’attrape en courant, sur des pages ou sur les toiles d’une galerie, entre deux portes ou par une vitre, des lueurs qui ne s’éteignent pas.
Au surplus, la force des impressions dépend de leur rareté. Si je me jetais, de voiture en avion, sur l’écorce du monde, une faim canine en brouillerait les sucs. Mon incuriosité se borne à des incursions. La gravure y trouve son compte.
La plupart des voyageurs entassent dans la chambre noire des remèdes contre l’oubli. Par malheur, le souci de chasser les images, et d’en perpétuer les éclairs, pend le lorgneur à sa lucarne. Ne songeant qu’à enregistrer dans ses archives le brusque passage des gens et des choses, il néglige de les observer. Sa machine à voir l’empêche de voir. Un écran sans âme le prive des lumières que mûrit la réminiscence. Il réduit la réflexion à un reflet et le travail de l’ombre à la nudité de l’instant.
J’attends, au contraire, que les accessoires du tableau aient reçu du dépôt nocturne les couleurs de la confidence. Je m’approche enfin des notes que j’avais tracées à la hâte dans le tumulte sec de l’itinéraire, et l’herbier, dans un flot de sève transformante, ressuscite. La ruche, où se nour­rit la reine, raconte les fleurs sans les répéter.
C’est ainsi que le bon voyageur est chargé des bouquets qu’il ne porte pas. »
Roger Judrin, « L’ouvrière et la reine », La Nouvelle Revue Française, octobre 1974, numéro 262.

Illustration: Photographie origine inconnue.

  1. Pierre Converset says:

    Merci de partager ce texte magnifique;
    Sur la réminiscence, Vladimir Jankélévitch disait : » la réminiscence n’a pas le poids du souvenir, elle est plutôt la touche fugitive qui nous effleure, souvent même à notre insu ; à la fois il en reste quelque chose et il n’en reste rien, il en reste quelque chose qui n’est rien ; c’est une trace qui ne laisse pas de traces »

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Patrick Corneau