liste_La-bibliotheque-ideale-de-Catherine-Cusset_5612hmorganlettrine2Quand j’ai refermé le roman de Catherine Cusset, je me suis demandé ce que j’allais bien pouvoir en dire, et même s’il fallait en dire quelque chose. Une telle unanimité l’entoure, un tel cercle de consensus entoure ce « livre phare de la rentrée » que j’imaginais mal l’intérêt d’ajouter une voix de plus à ce splendide concert. J’avais lu les présentations dans les magazines ad hoc, de Télérama à Elle en passant par l’Express et le JDD. Normalement élogieuses, étrangement fades tant on avait le sentiment du copie carbone, du mimétisme journalistique et, pire, d’une paresse d’analyse confondante, chacun se contentant de « raconter l’histoire » en raccourci (voir la 4ème de couverture ci-contre),IMG_1508 quitte à donner dans la plate paraphrase. Bref, des échos unanimement et grossièrement pléonastiques. Le livre mérite-t-il mieux? Ou autorise-a-t-il autre chose? À vrai dire, il m’est apparu que l’auteur avait savamment verrouillé l’affaire, déminant par avance toutes les tentatives d’interroger les intentions cachées, non dites et peut-être peu reluisantes de ce projet en réhabilitation de « l’autre qu’on adorait ». C’est un livre en cela très intelligent, parfaitement lisse: un livre sur la faille, la fêlure fitzgeraldienne qui n’en présente lui-même aucune. Compliments. Comme si ce livre devait être ce « calme bloc ici-bas chu d’un désastre obscur » impitoyablement dur, parfaitement résistant pour casser, émietter la vie du « looser » et mettre au jour le secret de sa chute. Car c’est une histoire écrite du « point de vue des gagnants », il ne faut pas l’oublier. La narratrice est l’archétype même de l’universitaire réussi(e), au parcours sans faute, exemple même de la gestion sans faux pas d’une vie d’intellectuelle parvenue au sommet de la réussite: la faveur médiatique, le renom littéraire, la vie à grandes guides (Paris, New York), les réseaux haut-de-gamme. Tout ce qu’a raté l’ami Thomas. Dans cette archéologie d’un désastre annoncé, développée avec la froideur de l’entomologiste – le « tu » n’est dans ce tableau clinique qu’un procédé rhétorique destiné à atténuer la cruauté de l’opération, la violence du discours – les raisons explicatives de cet échec ne manquent pas. Catherine Cusset les décline avec brio: la maladie infantile traumatisante, le complexe de l’abandon, le divorce des parents, le père lointain, la mère possessive aux attentes intenables, les addictions, la bipolarité diagnostiquée trop tardivement, le naturel fantasque et exalté, les amours erratiques, etc. Une sorte de bovarysme masculin acclimaté à l’air du temps. Tout cela se tient et le lecteur finit par adhérer, être convaincu (« j’ai un certain talent pour la description » déclare sans ambages C. Cusset page 173). D’autant plus que tout est vu, dit, du point de vue de l’étoile montante, de l’étoile au zénith, irréprochable, souverain, quasi divin de la narratrice. Certes il y a bien quelques velléités de mauvaise conscience, quelques rapides (et astucieuses) critiques préventives (« J’ai transformé ta vie en un fil chronologique dont j’ai ôté toute substance pour la juger à l’aune du succès en suivant des critères purement sociaux »), quelques petits remords pour « humaniser » la fresque, quelques coups de griffe contre le système universitaire (« Ce tout petit monde sans pouvoir assoiffé de pouvoir ») même si C. Cusset en est le pur produit! Mais après tout la dame a annoncé la couleur à l’ouverture: c’est une sadienne n’est-ce pas, qui n’a que faire de la morale du monde sublunaire. Aussi, même si l’on est « le prince des nuées » et l’ami-amant bénéficiaire d’une « amitié érotique », il ne fait pas bon graviter dans les parages d’une sadienne (a fortiori doublée d’un « bulldozer » comme se définit madame Cusset). Proust, passion commune aux deux amis, est la grande référence littéraire de ce portrait, le garant absolu de cette entreprise réhabilitatrice, le parrain qui en cautionne tout le tranchant et la subtilité psychologique: on peut s’abriter derrière lui, il a tout compris. Tout comprendre, est-ce tout pardonner? Et celui (celle) qui a tout compris, peut-on tout lui pardonner? La compréhension implique-t-elle nécessairement l’empathie envers l’objet observé (lequel a droit à une « vie intérieure »* comme s’en défend Thomas) et l’empathie entraîne-t-elle la compassion du sujet observant (auquel il manque on ne sait quoi de doux et d’invincible)? Au-delà de la sincérité n’y a-t-il pas un point aveugle qui échappe à l’écrivain? Des limites éthiques (Ô le vilain mot!) au geste esthétique? L’impossible aveu d’intentions un peu obscures, un peu troubles mais bien réelles, car ce sont elles qui, de toute éternité, poussent la plume sur le papier, motivent l’implacable et irréfutable exercice qu’est la littérature? Des bénéfices en terme d’image, d’auto-estime, de prestige social, de rassurante satisfaction à être du bon côté de l’existence et, disons-le, de simple (et si humain) amour-propre, voire vanité. Ne parlons pas des retombées pour le pedigree et l’agenda de l’écrivain, l’avancement de son « œuvre », son audience et sa réception dans la course générale, et ne soyons pas mesquin en évoquant les aspects sonnants et trébuchants si un prix littéraire venait poser un socle prestigieux sous ce tombeau « à l’ami dont on n’a pas sauvé la vie ». Combien de gens faut-il écraser pour « arriver », combien de baisers de Judas faut-il donner à des collègues, amis, partenaires sur les campus ou les plateaux de télévision? Thomas Bulot, sacrifié au « champ d’horreur » de l’abominable darwinisme social, ne connaîtra pas la réponse.
Je ne sais si c’est « le meilleur livre » de Catherine Cusset comme l’assènent les perroquets de la critique, mais sous ses élégants dehors sado-proustiens c’en est le plus impeccablement cynique.

* « Tu sais, Catherine, les gens ont quand même une vie intérieure » se récrie Thomas après avoir lu le portrait blessant que la narratrice a fait de lui; il y a un accent christique (« L’homme ne vit pas seulement de pain ») dans la répartie de celui qui refuse qu’on le réduise au pantin social. C’est une parole qu’on n’oublie pas.

L’autre qu’on adorait, Catherine Cusset, Collection Blanche, Gallimard, 2016.

Illustrations: Éditions Gallimard.

  1. Cécile de Montalembert says:

    Enfin, une critique littéraire digne de ce nom. Je n’ai rien lu auparavant qui soit aussi perspicace et éclairant et sur le livre, et sur l’auteur. Merci le Lorgnon!

  2. Fiorentina says:

    Eclairage intéressant sur un livre qui m’a profondément touché mais également mis mal à l’aise tout au long de sa lecture. Une écriture brillante, certes, mais qui cache mal un manque profond d’empathie, un dépeçage clinique pratiqué « sous couvert de » (sincérité/style/fidélité à l’ami disparu, etc…)

    On sort de cette lecture triste,pas seulement à cause du destin tragique du personnage principal,mais aussi parce que, de tous les caractères peuplant l’ouvrage, aucun n’est réellement capable de quitter une posture narcissique, mis part « la mère du garçon mort » (sic), et l’on se demande alors si l’auteur est vraiment entourée de tant d’individus auto-centrés, ou si cette vision du monde révèle au fond sa propre façon d’avancer dans la vie.

  3. Nicolas says:

    Bravo pour cette fine analyse.
    Je pose le livre et je partage le même trouble/malaise sur le cynisme de l’auteur, celle qui sad-orait…
    Ne règle t’elle pas aussi son sentiment de culpabilité d’avoir finalement laisser couler Thomas, son amour/ami ?

  4. Marine Cadic says:

    Bonjour
    Je suis d’accord avec la plupart des remarques mais je ne trouve pas l’écriture brillante. Bcp de clichés, de métaphores complètement usées. Et si ce roman à qqch de fascinant, il frôle à de nombreux moments le roman de gare.
    Enfin c’est mon avis….
    Merci en tout cas pour la critique qui sort de ce qu’on a pu lire.

  5. Carrère says:

    bravo!
    je suis entièrement d’accord avec l’analyse, c’est cynique, j’en ai même versé une larme, car Thomas ne pourra plus ni lire le livre , ni le critiquer, ni en faire l’anti-thèse.
    La vie ne vaut d’être vécu sans amour et finalement n’en a t il pas eu plus que la narratrice? Comme le dit la ou les magnifiques chansons de Louis Chedid ainsi va la vie, ceux qui restent ont toujours raison, ainsi va la mort, les absents ont toujours tord!
    bravo! Que d’émotions!

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Patrick Corneau