Lalectureferli10Ce texte de Cees Nooteboom vient compléter le précédent: réflexion sur les peuples de livres multiples et les peuples du Livre unique et, parmi ces derniers, la co-existence des Chrétiens et Musulmans – avec au passage une hypothèse intéressante: le monde occidental est devenu séculier (« mécréant ») parce que les Musulmans lui ont transmis l’Antiquité classique à travers des traductions, permettant la Renaissance et l’éclosion de la rationalité scientifique. S’ils ne l’avaient pas fait, peut-être ne connaîtrions-nous pas le « choc » civilisationnel actuel, nous cohabiterions en paix comme dans l’Espagne ancienne sous les Omeyades de Cordoue (thèse que certains historiens tiennent aujourd’hui pour un mythe) dans une culture de type religieux non orientée par la technologie…
Encore une fois, la littérature éclaire par la profondeur historique ce que l’actualité, qui a le nez sur la vitre, a du mal démêler.

« Le lecteur lit, le lecteur choisit. Le lecteur prend tel livre à la librairie, ou à la bibliothèque, et non tel autre. Le lecteur est libre.
« Mais ce n’est pas si simple », dit le L.
Il était revenu aux premières heures du matin, cette fois élégamment vêtu en Bodoni. Il était reposé, avait passé, dit-il, une excellente nuit dans l’Ancien Testament, mais cela lui avait tout de même inspiré de sombres pensées.
« Mais comment cela? demandai-je. C’est pourtant un livre magnifique, plein d’histoires incroyables? — Bien sûr, mais tu parles de la liberté du lecteur. Il y a en ce monde – si nous laissons de côté l’ef­frayante majorité des non-lecteurs – deux sortes de lecteurs. Les lecteurs de multiples livres et les lec­teurs d’un seul livre. Le judaïsme, le christianisme et l’islam sont tous trois fondés sur un seul livre. Et une civilisation fondée sur un livre, c’est évidem­ment une chose merveilleuse. Mais si ce livre exclut d’autres livres, si, sur la foi de ce livre unique, on brûle les gens qui lisent ou écrivent d’autres livres, comme autrefois chez nous, ou qu’on les tue ou les menace de mort comme aujourd’hui, la liberté ne veut pas dire grand-chose. Alors que tout cela pourrait être évité. »
Un voile de tristesse passait à présent dans son regard. « Jadis, dans l’Espagne ancienne, sous des rois, des émirs, des califes éclairés, les trois peuples du Livre ont vécu ensemble des formes d’union et de séparation que le monde ne devait plus jamais connaître. Mais les livres de l’Antiquité classique que les savants arabes traduisaient allaient apporter un trésor, à l’origine de l’essor de la Renaissance et plus tard des Lumières, qui virent la civilisation occidentale se détourner de ce livre unique et, au prix d’énormes conflits, évoluer d’une civitas Dei vers une civitas terrena, pour parler avec Saint Augustin. Le monde occidental est un monde séculier, même si le président des États-Unis se réclame de Dieu et si le pape continue de siéger à Rome. Et je suis peut-être trop pessimiste, ou trop simpliste, c’est possible aussi, mais j’ai l’impression que la guerre visible et invisible que l’on mène aujourd’hui est aussi une guerre entre lecteurs, entre les lecteurs de livres multiples et ceux du livre unique, qui ne tolère aucun autre livre à ses côtés. »
Il marqua un silence, avant de me demander: « Quel mot as-tu choisi, finalement?
— Lire », répondis-je en toute sincérité.
Il eut un hochement de tête satisfait.
« C’est un cercle, dit-il. Lire, c’est choisir, mais pour pouvoir choisir il faut lire. »
Son regard se perdit un instant au loin et il reprit tout à trac: « Si tu savais quelle belle lettre je fais en arabe! Aussi joliment calligraphiée, cela ne m’était jamais arrivé, même dans le plus beau scriptorium bénédictin! Et j’apparais deux fois dans le nom de leur Dieu, tu te rends compte? » Puis, sans transition: « Ce dont nous aurions besoin aujourd’hui, c’est d’un Érasme. Il n’avait que cinq cents livres dans sa biblio­thèque, mais toute la sagesse de la civilisation antique s’y trouvait rassemblée. Rassembler, sélectionner, élire, revoilà ces mots. Une bibliothèque d’élection. En 1518, alors que Rome préparait une nouvelle croisade contre les Turcs, en d’autres termes contre l’Islam, Érasme écrivit une lettre à Paul Volz, abbé du monastère bénédictin de Honcourt qui devait d’ailleurs se convertir au protestantisme par la suite, lettre où il suggère de faire lire aux Turcs les œuvres d’Ockham et de Duns Scot pour les initier aux débats qui avaient cours chez nous. Le peuple d’un livre unique prenait les armes contre le peuple de l’autre livre unique. Et quelles qu’aient pu être les inten­tions d’Érasme dans cette lettre, il estimait en tout cas souhaitable pour les deux peuples de lire leurs livres réciproques, leurs livres, au pluriel… »
Il se leva.
« On pourrait croire que les choses n’ont pas tel­lement changé depuis cinq cents ans, dit-il, mais cette fois je dois partir, on a besoin de moi de tous les côtés. Par moments, j’aimerais bien être un X. » Parvenu à la porte, il se retourna encore une fois. « Salue-les de ma part à l’Accademia della Crusca, à Florence, dit-il, et si tu veux me voir sous mon jour le plus avantageux, quand j’étais encore jeune, c’est là-bas qu’il faut aller. »
Et il s’éloigna dans l’allée du jardin. Lorsqu’il crut être hors de ma vue, je l’aperçus au loin qui enfilait prestement un Windows italique et se mettait à cou­rir comme pour entamer un marathon. »
Cees Nooteboom, « Rencontre avec une capitale », Pluie rouge, 2008, p. 95-98.

Illustrations: Henri Fantin-Latour /Hoy Cheong Wong.

  1. Célestine says:

    Intéressante cette idée que nous devons la Renaissance aux savants arabes…
    Mais lire le même livre toute sa vie, ce ne serait pas un peu monomaniaque, par hasard ?
    Bon je vous laisse j’ai un nouveau livre à lire. Il s’appelle « Respire ».
    Je crois qu’on en a tous bien besoin…
    ¸¸.•*¨*• ☆

    1. La bibliothèque d’Erasme à Rotterdam contenait à peine 300 volumes et non 500 comme l’écrit Nooteboom, cela me paraît un bon compromis entre le « monobiblisme » et le déluge actuel… Bon, je cause, je cause, mais la pile de livres sur mon bureau me fait signe… 😉

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Patrick Corneau