Capturehmorganlettrine2Comme le relève François Furet au début du Passé d’une illusion (Robert Laffont) tout le monde, dans la société moderne, est l’ennemi du bourgeois, y compris le bourgeois lui-même. L’embourgeoisement n’est pas, comme pouvait l’être l’anoblissement, un rêve, un mirage, un objectif, une ambition mais un repoussoir.
La vie intense, tel est, soutient Tristan Garcia, l’idéal et même l’obsession des modernes. Maître argument de tout discours publicitaire, l’intensité est le leitmotiv de nos vies. Contre la monotonie, la routine, le plan-plan bourgeois, la sensation forte galvanise notre être – mais érigée en idéal de vie, elle est en train de nous épuiser.
Dans La vie intense – Une obsession moderne (Collection « Les Grands Mots », Editions Autrement), l’écrivain et philosophe Tristan Garcia s’est employé à faire brillamment la généalogie de cette nouvelle panacée. L’apparition de l’intensité coïncide avec le moment à partir duquel l’électricité traverse tous les champs du savoir à l’ère de la modernité. Avec le chemin de fer, l’industrie, la médecine, le confort domestique, le nouveau fluide parcourt le monde du vivant et les choses inanimées. Il est perçu comme une synthèse, une force universelle qui permet de concevoir le monde.
L’intensité est ainsi devenue un concept savant de philosophie et un idéal ordinaire: de Galvani à Volta, de la puissance nietzschéenne au vitalisme de Bergson, de Frankenstein à l’adrénaline du désir, des « grandeurs intensives » de Deleuze à la guitare de Jimmy Hendrix. Mais la recherche perpétuelle de l’intensité épuise: sans limite, sans fin, elle ne fait qu’augmenter et mène à l’addiction, puis à la dépression. Notre société « survoltée » devient malade de sa quête et on voit émerger la figure d’un homme « à plat ». Alors comment continuer à se sentir vivant? Où l’énergie se loge-t-elle? Où mène cette obsession et est-elle vraiment universelle?
Pour en débattre, Alain Finkielkraut recevait samedi dernier dans son émission hebdomadaire Répliques (à écouter ici), Tristan Garcia et Claude Habib, écrivain et professeur de littérature qui a récemment publié Deux ou trois nouvelles du diable chez De Fallois.x250_la_vie_intense.jpg.pagespeed.ic.c255_N-Qri
Si la discussion fut courtoise, elle n’en fit pas moins apparaître des différends, voire des désaccords. La notion d’intensité même si elle est déclinée de manière convaincante fut critiquée par C. Habib au regard de certaines articulations entre le libertinage et le romantisme. A. Finkielkraut reprocha le caractère « solipsiste », et même « onaniste » de l’intensité ainsi exprimée (« Plus de la même chose »). Valeur des valeurs aux yeux des modernes, l’amour intensifie selon lui l’existence mais précisément parce qu’il libère le moi de soi: un être arrive, et c’est une forme de transcendance post-religieuse, un émerveillement lié à l’altérité et une gratitude. Pour T. Garcia l’intensité fait toujours signe à un au-delà de la rationalité, du quantifiable et du mesurable. Point de contact entre le rationnel et l’irrationnel, l’intensité est un concept fétiche qui permet de saisir ce qui échappe à l’identité, au nom. Selon lui, il faut dialectiser ce concept qui, sinon, se détruit lui-même. Si l’on se contente de le nier, on risque de revenir à des promesses pré-modernes qui nous feront abandonner la « bonne part » de l’intensité. S’en est suivi une discussion sur ce qui peut être opposé à l’intensité: la lenteur (Kundera), la fadeur (Barthes), une certaine forme d’ennui (Le Goût de la vie commune de Claude Habib), la pensée conçue ici comme sens de la distinction et règne de l’égal. Je ne peux reproduire les argumentaires de chacun et les nombreuses citations de Montesquieu, Rousseau, Junger, Mann, Proust, Arendt et surtout de Kierkegaard quand il fut notamment question de confronter l’idée de bonheur à celle d’intensité. Le philosophe Garcia se défaussa vite sur l’écrivain, déclarant que « Sur le bonheur, au fond, le philosophe n’a pas grand-chose à dire et c’est tant mieux. » L’émission se termina sur les risques d’une culture de l’intensité: la perte de l’appréhension des nuances, l’émoussement de la finesse ou subtilité du goût.

Paul Valéry avec sa sagacité visionnaire avait pressenti l’impasse de l’escalade intensive: « C’est là le point: la volupté se meurt. On ne sait plus jouir. Nous en sommes à l’intensité, à l’énormité, à la vitesse, aux actions directes sur les centres nerveux, par le plus court chemin. » (Degas danse dessin, 1938, folio essais).
Une raison de plus de lire ce passionnant essai.

Illustrations: Matteo Aquilano – Flickr / Éditions Autrement.

  1. Célestine says:

    Peut-être le secret du bonheur réside-t-il non pas dans l’une ou l’autre des deux vertus opposées, la sérénité et l’intensité, mais plutôt dans un subtil mélange équilibré de ces deux pôles…En tous cas, c’est ce vers quoi je tends sans cesse, hésitant moi même comme un funambule entre deux vides existentiels.
    ¸¸.•*¨*• ☆

    1. « La vie éthique n’est ni la vie sage ni la vie électrique, ni la recherche du salut, ni la quête spontanée d’intensité. C’est une vie capable de ne pas se livrer à son intensité et de ne pas chercher à s’en délivrer. C’est un chemin étroit qui sinue à travers tous les discours, le long duquel il faut renvoyer inlassablement dos à dos ceux qui nous disent de penser intensément et ceux qui nous enjoignent de vivre également, asservissant ainsi une partie de nous-mêmes à l’autre partie, et gaspillant ce qu’une vie a de meilleur : son caractère vivable, soit parce qu’ils l’épuisent à force d’affirmations contre-productives, soit parce qu’ils le nient et espèrent autre chose. Pour ne pas affirmer et pour ne pas nier l’intensité de la vie, il faut apprendre à éprouver cette intensité dans la résistance : on ne se sent vraiment vivre qu’à l’épreuve d’une pensée qui résiste à la vie, et on ne se sent vraiment penser qu’à l’épreuve d’une vie qui résiste à la pensée. » (p.196)
      Tristan Garcia, « La vie intense – Une obsession moderne », Collection « Les Grands Mots », Autrement.
      🙂

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Patrick Corneau