445hmorganlettrine2Certes, la catastrophe est dans l’air et le catastrophisme (après le décadentisme, le déclinisme…) est désormais un genre littéraire apparenté. Il suffit d’ouvrir la rubrique « Essais » de Télérama et vous trouverez sans peine un écrivain qu’anime la froide indignation du moraliste analysant sans ménagement le monde contemporain et ses errements. Le tout en 320 pages.
Vous aurez du mal à trouver le mince livre de Jacques Damade: 89 pages dans la collection « L’Ombre animale » d’un éditeur « minuscule »: La Bibliothèque. Et pourtant c’est le livre le plus pétrifiant que j’ai lu sur « le monde humain » avec l’indépassable Baudouin de Bodinat! La force de ce court texte n’est pas de nous parler benoitement des hommes, mais des animaux, ou plutôt du rapport singulier et délétère que nous avons établi et entretenons avec le monde animal. Comment? En choisissant d’en faire l’archéologie en se portant vers le lieu crucial où naît ce rapport dénaturé: Chicago et ses abattoirs. Chicago comme symbole, mieux: comme allégorie du mode humain tel que nous l’avons imposé et généralisé sur cette planète. En quelques dizaines de pages la démonstration est implacable et glaçante: conquête de l’Ouest, génocide indien, élevages bovins massifs, extension et accélération des échanges (chemin de fer), abattoirs géants où s’invente le processus industriel (réfrigération/conservation, division du travail/taylorisme): l’animal n’est plus que de « la viande sur pied » et l’homme n’est plus le même*…

« Les uns tuent pour exterminer un peuple, les autres nourrissent. Or, ce qui est en jeu ici, ce n’est ni un sadisme, ni un défaut moral, une folie que l’on peut stigmatiser, c’est bien plus, tout un sentiment utili­taire, une intelligence de l’efficacité, bref une domi­nation sans frein de l’homme pour son bien propre et qui paraît normale aux yeux de l’opinion. Et c’est ce normal qu’il faut interroger et dont il faut mesurer les risques, s’il en est encore temps.
Voyons un peu les nouvelles conditions de ce « normal ». Nous nous plaçons dans un monde animal qui n’est plus le même, et donc, nous ne sommes plus les mêmes, puisque nous sommes sans le décider entrés dans le monde humain. Et, puisque j’ai usé de cette expression tout au long de mon cheminement, je veux dire une terre entière­ment vouée à l’homme, à son unique intérêt, où, pour finir, rien d’autre que l’homme ne fait vis-à-vis, sinon à l’horizon ce reliquat dérisoire de cer­taines espèces dans des parcs zoologiques, d’autres domestiques, et d’autres dans des élevages indus­triels, produits d’abattoirs. J’ai choisi à dessein l’expression « monde humain » plutôt qu’anthropocène ou autres formules qui ont cours dans ce type de constat. Je l’ai choisie parce qu’elle exprime un basculement. L’adjectif humain avait jusque-là un grand crédit: on était humain, c’est-à-dire atten­tif, sensible, on prenait une décision humaine, recelant une certaine bonté. Il s’opposait à bestial. On en éprouvait une certaine fierté et l’on avait intitulé une période spécialement éclairée de notre histoire, l’Humanisme. La Renaissance, Rabelais, Montaigne, etc. Dieu lui-même – ou les divers dieux -, pâlissait devant nous. Humain, un être humain, un comportement humain, etc. Voilà que cet adjectif mue, devient suspect, aigre, entre dans une zone de turbulence où il faut le prendre avec précaution. La bestialité, le nuisible ne sont plus là où on les croyait. Qui a distribué ces cartes? Et quel atout pouvons-nous encore jouer ?41J9MQTEtuL._SX195_
La démographie galopante de ce même homme crée un climat d’urgence sur le plan industriel et nous prive, dit-on, d’une véritable alternative, nous livrant à un sentiment de toute-puissance, un marché, une production comme horizon, un yes we can que l’hybris grecque ne pouvait même envisa­ger, et qui mène à la stérilité du miroir de l’homme ne voyant plus que l’homme. Et l’animal dans cette mesure devient matière à exploiter pour l’agro-alimentaire, ou décoratif ou nuisible. Il faudrait ici un mythe, l’homme normal, sorte de Robinson sur son île, la terre, innombrable et tout seul.
Nous ne sommes plus la même personne, dans le même monde. Nous éprouvons cette curieuse schizophrénie de continuer à considérer d’un côté les animaux comme proches de nous dans le ber­ceau de nos enfants, doudous, oursons, mickeys, sur les images de nos multiples écrans, mieux et plus rarement dans la peinture, la littérature, parmi nos compagnons familiers – chiens, chats, perruches… -, parfois même dans la nature, mouettes au bord d’un estuaire, chevreuil dans un champ, lapin sur un chemin, rapace dans le ciel, et de l’autre, plus discrètement, comme un murmure un peu désagréable, un grincement, une sourdine, en tant que viande sur pied, KEC, marchandise, une matière que l’on peut travailler, découper, usiner, expérimenter, disséquer, congeler, manger, transformer génétiquement en laboratoire. »
Jacques Damade, Abattoirs de Chicago, le monde humain. Ed. La Bibliothèque, collection « L’ombre animale ».

*L’allant particulier aux peuples qui ont créé l’industrie moderne a été souvent attribué à leur forte consommation de viande: le tempérament actif, vorace pourrait en effet être du à la concentration d’acide urique qui résulte d’une alimentation carnée.

Illustrations: photographie ©Lelorgnonmélancolique / Ed. La Bibliothèque.

  1. Celestine says:

    La corrélation entre le caractère vindicatif et la consommation de viande est intéressante. Je suis convaincue qu’un des grands problèmes de l’humanité c’est justement de ne plus s’inscrire dans la globalité de l’universel, mais de se croire un être à part des lois de la nature.
    ¸¸.•*¨*• ☆

    1. La fameuse démesure (« hubris ») contre laquelle les Grecs mettaient en garde l’humanité a pris une ampleur planétaire telle que la plupart des systèmes sont devenus hors de contrôle : la possibilité d’un effondrement général, global est désormais à l’horizon de l’histoire humaine (lire à ce sujet https://comptoir.org/2016/05/25/association-adrastia-nous-sommes-a-la-veille-dun-basculement-ecologique-planetaire-inedit/). 🙁

    1. Merci, j’ai trouvé (site du blogueur « Claudiogène ») : « On plante un nénuphar dans un grand lac. Ce nénuphar a la propriété héréditaire de produire chaque jour un autre nénuphar. Il se trouve qu’au bout de 30 jours, la totalité du lac est recouverte par les descendants de ce nénuphar et que l’espèce entière meurt étouffée, privée d’espace et de nourriture. Ceci pour mettre en évidence qu’une croissance de la consommation, si elle venait à se perpétuer (croissance exponentielle) constituerait un danger pour nous compte tenu de la limitation des ressources de la planète. »
      Il semblerait que nous soyons au 29ème jour…

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Patrick Corneau