701hmorganlettrine2Avez-vous déjà rencontré le Diable? La narratrice du nouveau roman de Claude Habib oui! Deux ou trois fois, comme l’indique le titre (Deux ou trois nouvelles du Diable, Éditions de Fallois*). Rencontre improbable pour un professeur à la Sorbonne, dix-huitièmiste et, comble de l’ironie, spécialiste de l’émergence de la rationalité au siècle des Lumières… De quoi, n’est-ce pas, être décontenancé, bousculé dans ses certitudes. D’autant que ce Diable se métamorphose au cours du récit: vieux, laid, repoussant et bêtement tentateur, il devient beau et redoutablement séducteur, de plus en plus envahissant, voire intrusif dans la vie de Carole dont il remet vigoureusement en question les acquis, les principes, les habitudes. Bref, une calamité ET une aubaine pour cette universitaire en fin de carrière qui pantoufle dans une vie bien ouatée, un peu trop réglée qui, pourtant, ne le fut pas toujours… Le Diable, on l’aura compris, c’est le « gimmick » astucieux, le Mac Guffin « malin » choisi par Claude Habib pour faire advenir dans une existence en vitesse de croisière, le retour du refoulé, l’instance qui va faire « vaciller les semblants » comme disait Lacan. L’obliger à une forme de cynisme existentiel (et mémoriel) sachant, selon la formule de Sloterdijk, que « le cynisme, c’est la décision de ne pas se laisser dissoudre dans le bonheur ». Carole est conduite à revisiter son passé; tel l’ange de Paul Klee, elle voit un vaste champ de décombres, restes d’une tempête qui fut sa vie: des vivants éloignés (mari, enfant), des morts chéris (un homme de cœur, une voisine délicieuse, une grand-mère adorée, une tendre amie de lycée), des rêves/cauchemars où apparaît l’Autre en soi, et puis un bruit de fond, tout un habituel d’époque avec ses fureurs et ses bonheurs. Mais doit-on regarder en arrière? Peut-on ressusciter son passé? La Bible nous met en garde, depuis la femme de Loth, tout regard qui se retourne est puni – dans la mythologie aussi, souvenons-nous d’Orphée qui perd son Eurydice pour l’avoir guignée. En s’accointant avec le Diable, Carole n’a-t-elle pas été piégée? N’y a-t-il pas un prix à payer pour cela? Un sacrifice? Une metanoïa? Se souvenir ne consiste pas à battre le rappel incessant du passé, mais à éliminer, en tous cas à opérer un choix, pour que la trace affective soit plus nette. Ni dans le regret, ni dans la mélancolie, Carole semble avoir compris cette « leçon » indirecte du Diable: oui, le passé n’existe que dans le souvenir, il ne se ranimera pas. Il fera bien mieux: il réapparaîtra métamorphosé par la littérature sous les espèces d’un livre – celui que nous tenons entre nos mains! Autre « leçon » subséquente: le plus grand amour c’est de pouvoir aimer sans posséder (David, Louise, la grand-mère…).
IME8DC~1De tous les livres de Claude Habib (nonobstant le genre affiché de « roman » sur la couverture), Deux ou trois nouvelles du Diable est le plus personnel, celui où affleurent à travers d’admirables séquences, deux ou trois choses que la vie lui a apprise, lui a offerte – qu’elles relèvent du réel ou de l’imaginaire. Je pense à ce passage émouvant sur le bonheur de l’attente lors de la grossesse, sur le premier sourire d’un bébé (et peut-être le dernier), sur l’extase de l’amour naissant. Il y a aussi de sévères aperçus sur notre époque, ses manques, ses lâchetés, ses illusions, ses modes inanes. Tout cela dans un style cursif, incisif sans acrimonie ni aigreur, sans angélisme non plus, car la narratrice nous prévient: elle s’est « fermement installée dans le rôle de Jean qui rit – celui que Renaud Camus appelle « l’ami du désastre ». Nettement plus vivable que l’emploi de Cassandre, que (je) laisse à qui veut le prendre. »
Je ne révèlerai pas le point d’orgue du récit, l’issue du duel/duo avec le Diable**, bellement théâtral, du dernier chapitre sobrement intitulé: « Résister/céder ». Dans cette seule barre oblique loge la puissance numineuse que recèlent, pour la compréhension de la vie, la contiguïté des contraires, l’indécision quant à leur attraction-répulsion, leur complémentarité, leur unité peut-être dans un ordre supérieur ou par le miracle du temps. Nous sommes condamnés à errer dans la tension de cet éternel entre-deux, avec, gage de liberté, la responsabilité d’un choix qui aille dans le sens de notre accomplissement. Un mystère qui, en soi, est une belle invitation à lire ces sagaces et allègres Deux ou trois nouvelles du Diable d’où émane ce je-ne-sais-quoi qui est comme le parfum de l’esprit autour de l’existence.

* En librairie le 10 mai.
** Un diable peut en cacher un autre: le Diable de cette incroyante n’est-il pas plutôt ce « daïmon » que chacun porte en soi, en lequel il croit pour le meilleur et pour le pire?

Lâchez-moi/mille pardons. Entre l’exaspération de devoir et la gêne de décevoir, la vie se passe. (p.139)

Illustrations: photographie ©Lelorgnonmélancolique/Éditions de Fallois.

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Patrick Corneau