41V5BFP26VL._SS500_hmorganlettrine2Pour avoir écrit ce texte « Pourquoi la littérature de langue française est nulle », où il fustige la production actuelle en visant à ce stade la nuit*, le dernier livre de Maylis de Kerangal (qualifié de « barbe à papa idéologico-esthétique ») Richard Millet s’est fait « virer » de chez Gallimard comme un malpropre.
Ceci étant, les « affaires » Millet sont passionnantes (nonobstant la position de pestiféré de l’intéressé mais cela est, semble-t-il, le prix à payer) car elles sont la véridique dénonciation de toutes les impostures et autres tartuferies qui permettent à notre establishment culturel de ronronner dans une médiocrité auto-satisfaite.
Ci-après des extraits de la mortelle analyse de Richard Millet et en bonus l’article drôlissime que Marin de Viry vient de publier dans le numéro de juin de la Revue des Deux Mondes en défense de l’écrivain unanimement ostracisé.

« Il semble que Mme de Kerangal soit appelée à exercer sur les lettres françaises, comme on disait à l’ère littéraire, un magistère indiscuté; du moins donne-t-elle le ton en France où, dans le domaine de l’esprit, on respecte moins la vérité que les apparences, le chiffre de ventes, la pureté idéologique. Ainsi, la presse avait encensé, l’été dernier, en Avignon, avec l’unanimisme stalinien qui la caractérise, un « spectacle » tiré d’un roman de l’écrivain: Réparer les vivants. S’il est difficile d’imaginer que des êtres humains puissent être réparés, sauf à les considérer comme du matériel – ce qu’ils deviennent, souvent, à force d’aliénation, par la vertu du capitalisme mondialisé –, on peut se demander si l’estime que Mme de Kerangal nourrit pour les « vivants » n’est pas du même ordre que celle que Mao et Pol Pot avaient pour leurs peuples, ou bien s’il ne s’agit pas, plus simplement, de la vision sociale libérale-gauchiste sans laquelle il ne saurait plus y avoir, en France, de littérature romanesque. Mme de Kerangal serait-elle un Zola femelle ou bien, selon les règles du charity-business accompagnant toute carrière littéraire, aujourd’hui, une femme touchée par la misère humaine, pour peu que celle-ci soit lointaine, voire exotique, car la trop proche misère (Roms, vieillards abandonnés, enfants battus, prostituées, malades solitaires) n’est pas, elle, assez glamour? Zola écrivait pour la bourgeoisie cultivée; Mme de Kerangal le fait pour la petite bourgeoisie internationale déculturée… Il est vrai que, dans le même temps, elle s’intéresse aux petits gars de la Marine, lesquels ont tous les yeux bleus, comme l’énonce le titre du livre-cadeau de Noël qu’elle préface, ces jours-ci, étant décidément sur tous les fronts, et la mer toujours trendy, bien que les marins soient, eux, érotiquement un peu plan-plan, sauf chez l’auteur de Querelle de Brest dont l’investissement pulsionnel n’est sans doute pas celui de notre auteur – la très aryenne totalisation des « yeux bleus » étant, selon le titre (1), politiquement incorrecte.RICHARD-MILLET_n-590

Ouvrons son dernier livre, à ce stade la nuit (le titre imprimé ainsi, tel que dans les années structuralistes, sans majuscules, comme le nom de l’auteur, puisque nous vivons dans un monde post-métaphysique et relativisé où rien, sauf l’Humanité, ne doit manifester sa primauté). Le titre sonne, aussi bien, comme un livre écrit par un acteur ou comme une chanson des années 1970 et qui pourrait se fredonner ainsi: c’est beau, une cuisine, la nuit. Une femme (l’auteur, assurément) est assise de travers dans sa cuisine. Elle boit du café réchauffé. Elle a envie de fumer – et, vertueusement, se retient. Elle écoute la radio (France Inter? France Culture?), entend parler de « migrants » qui ne se contentent pas de migrer mais qui se noient entre la côte libyenne et l’île de Lampedusa. L’émotion l’envahit: elle est tout près de s’y noyer; l’indignation la sauve; elle est dans son élément : elle y nage. Elle se raccroche aux mots. Elle barbote dans les vocables et les concepts. Lampedusa… Le nom lui procure d’abord un renvoi proustien, images, souvenirs. La phrase kerangalesque, elle, n’a rien de proustien; elle lorgne plutôt du côté de Tino Rossi: « Ô Lampedusa ma belle, tchi tchi… »

Mme de Kerangal se voulant moderne, elle ne se contente pas de roter du Proust, elle s’abandonne à un visage: celui de Burt Lancaster dans Le Guépard de Visconti, qu’en brave petit soldat culturel l’auteur court revoir, au quartier Latin, dans une copie restaurée. On aura droit à une analyse érotico-marxisante du film, avant d’en revenir au sort de ces pauvres migrants, à divers stades de la nuit, selon la lancinante anaphore mimant le ressac sur le rivage de Lampedusa: l’anaphore comme signe, aussi, d’une insomnie à caractère éthique. Mme de Kerangal veille, pourrait-on dire, si le mot n’avait une connotation chrétienne. À ce stade de l’ennui, elle aurait pu lire Gramsci, déporté dans une île voisine, mais le concept d’hégémonie culturelle lui serait revenu à la figure… En tout cas, buvant un café aussi réchauffé que sa prose, elle continue d’écouter la radio; elle se rappelle un voyage sur l’île de Stromboli – où elle attendait un homme, ce qui lui permet de se la jouer comme Ingrid Bergman dans le film de Rossellini (et on eût aimé savoir non pas si l’homme l’y a rejointe, mais si elle a connu l’expérience mystique dont Karen, réfugiée lituanienne qui a trahi le camp du Bien en aimant un officier allemand, fait l’épreuve, en 1945, au sommet du volcan). N’y tenant plus, elle farfouille dans un tiroir en quête de cigarettes, trouve de vieilles photos d’identité sur lesquelles (narcissisme oblige) elle s’attarde en mesurant les ravages du temps, avant de chercher un de ses livres, lesquels « migrent d’une pile à l’autre » (il n’y a donc pas que les hommes qui migrent), le trouve enfin: il y est question d’une île de Méditerranée. Très chic, décidément, les îles, surtout quand on appuie sa méditation sur Michel Foucault. De l’autopromotion, ce renvoi à un de ses propres livres? Non: de la transversalité référentielle… On est postmoderne, ne l’oublions pas, même dans la rêverie sur le paysage ou, plutôt, sur l’écriture comme paysage, tandis que « d’un nom à l’autre, d’une île à l’autre, la migration se poursuit » – ce qui est la version « intello » d’une chanson de Claude François: « De ville en ville, de ville en ville/ Je fais un long long long chemin… »

L’obsession migratoire passe aussi par l’évocation d’un voyage en Sibérie, en train, comme Cendrars, Mme de Kerangal étant décidément une nomade, en bon post-écrivain plein du souci de soi, dirait Foucault. Elle a longuement regardé le paysage mais ne parle pas des migrants d’autrefois, déportés par millions au goulag ou relégués dans d’obscures villes sibériennes, l’évocation ne cadrant pas avec le moralisme gauchiste de l’auteur. Depuis sa cuisine parisienne, où on ignore si elle clope mais où sa vue traverse la nuit et l’espace pour atteindre Lampedusa, Mme de Kerangal aperçoit les migrants, ceux qui se noient dans la Méditerranée, pas les autres, lesquels n’entrent pas dans la « boucle tournoyante du sens » qu’elle tente de faire surgir de la nuit avec ce texte que son éditeur, qui n’en est pas à une putasserie près, présente comme « intense » (ce qui oblige à une redéfinition de l’intensité, ce texte relevant surtout de la barbe à papa idéologico-esthétique) et comme un « jalon majeur dans le parcours littéraire » de son auteur: on remarquera que le mot œuvre est soigneusement évité, car trop old fashion, voire réac, au profit du mot « parcours », dont la connotation migratoire est plus sensible, surtout si au passage on fustige, comme il se doit, « l’inhospitalité européenne » – celle de Mme de Kerangal restant en suspens : combien peut-elle accueillir de migrants sauvés des eaux dans son appartement parisien? À ce stade de la nuit, on ignore si Mme de Kerangal a fumé. Il est probable qu’elle a fini son café, a fait pipi, et qu’elle dort du sommeil du juste sous sa couette de lieux communs littéraires, sans imaginer que la lire, fût-ce sur une aussi courte distance, est un parcours dont même les migrants « les plus démunis » ne voudraient pas. Une galerie de clichés, égrenés dans un français plat et sentencieux: « Le flou du nombre des victimes est une violence révoltante, quand le désir de précision, à l’inverse, signe une éthique de l’attention », dit-elle en un beau moment catéchistique qui ne parvient pas à cacher le fait que l’auteur, comme tout un chacun, se moque éperdument des migrants: ceux-ci ne sont qu’un motif littéraire branché.
(…)
Ce livre, qui aurait le goût d’un steak de soja sans le lard humanitariste dont il est bardé, témoigne du naufrage de la littérature française: le lecteur est prié d’acquiescer à cette infantilisation idéologique où les clichés se battent pour donner un texte si lisse qu’il ne diffère en rien des autres romans jetables qui se publient chaque automne. Les milliers d’imbéciles qui lisent Babyliss de Kerangal sont coupables d’entretenir une imposture et, à ce stade du désastre, l’illusion que la littérature contemporaine existe, alors qu’elle n’est que de la propagande recyclée dans une langue transgénique (…) »
Richard Millet, le 7 janvier 2016, (Copyright: La Revue Littéraire, n°61, éditions Léo Scheer).
(1) Tous les marins ont les yeux bleus, Gallimard, 2015.

*Éditions Verticales (filiale du groupe Gallimard!)

Illustrations : Internet / Éditions Léo Scheer.

  1. Je ne l’ai pas lu non plus et ne la lirai pas, même si je pense qu’il faut tout lire pour pouvoir parler « en connaissance de cause « , mais la vie est trop courte et nous sommes occupés ailleurs… 😉

  2. Serge says:

    « Son éditeur qui n’ en est pas à une putasserie près… »
    A mon avis il cherchait le conflit. En général quand un salarié cause évoqué son patron dans ces termes son avenir professionnel est compromis.
    Et je découvre Marin de Viry qui a bien du talent.

  3. catherine says:

    Ce genre de livres et d’auteurs a au moins le mérite de faire naître ce genre d’articles cinglants et talentueux.
    Il faut en lire un de temps en temps pour ressentir cet agacement salutaire, cette détestation sans appel, qui vous laissent renfrognés pour le reste de la semaine. Eh bien oui, une mouche vous a piqué, et une rage teintée de plaisir vous vient de la démangeaison. Sans compter la fierté (?) de se dire que non, on ne fait pas partie des imbéciles qui « adorent » machin truc (voir la liste chez E. Chevillard qui en principe les épingle régulièrement).

Répondre à CélestineAnnuler la réponse.

Patrick Corneau