1622159_10208555657070047_3Quand je prononce le mot Avenir,
Sa première syllabe appartient déjà au passé.
Quand je prononce le mot Silence,
je le détruis.
Quand je prononce le mot Rien,
Je crée une chose qui ne tiendrait dans aucun néant.
Wislawa Szymborska, « Trois mots étranges », 1996, traduction de Piotr Kaminski.

ferli13De cette merveilleuse poétesse au style exquis et essentiel, d’une dignité de pyramide et d’une précision d’atome, prix Nobel de littérature en 1996, décédée en 2012 à l’âge de 88 ans, il n’existe en France à l’heure actuelle aucun ouvrage disponible*.
Ainsi va la poésie dans un monde qui, à vouloir l’oublier ou l’ignorer, va plus sûrement à sa perte.
C’est hélas un constat que faisait déjà en 1942, au plus sombre des années noires, celui que Max Jacob saluait comme « un grand ingénieur du rêve »:
« La poésie, c’est le moment de le redire un peu plus fort, n’a jamais cessé d’être, en dehors des textes ou en dépit des textes, chose essentielle et que je m’obstine à croire, à quelque degré et dans quelque forme que ce soit, et sans qu’il s’en doute, aussi indispensable à l’homme que l’oxygène ou le charbon. Mais elle le devient plus que jamais dans les temps que nous vivons. C’est le meilleur contrepoison, l’îlot blindé où l’intelligence se rassemble, la pièce close où l’âme accablée s’accorde un moment musical. Le répit qu’elle peut donner nous ouvre parfois le seul refuge où l’esprit affolé puisse espérer retrouver l’esprit.
Cette poésie, que les naïfs avaient crue morte, elle saute aujourd’hui d’entre les décombres et prend une chaleur nouvelle, comme un retour de flamme sort d’un crassier qu’on croyait éteint. Le besoin de poésie qu’éprouvent nos poumons intellectuels se manifeste donc dans le temps même que les hommes s’empêtrent dans des lignes de force. Profitons-en pour lui rendre, dans notre pays bouleversé, la place qui lui est due. Fortifions son rôle et son tonique.
(…) De tous temps, la poésie fut toujours ce qu’il y a de plus « moderne », de plus dynamique. Elle est là qui nous pré­cède et qui nous entraîne vers l’avenir. Quand les livres seront morts et leurs lecteurs, quand snobs et sous- critiques, complexes de mondains et reliefs d’intellectuels auront basculé du côté de l’ombre, la poésie ne se sera pas tue. C’est peut-être la seule chose éternelle. Et ne resterait-il plus rien de cet univers, la poésie du vide s’esclafferait, seule, dernière, définitive, sans commencement ni fin, pardonnant même à l’Absolu de l’avoir fait vivre un temps parmi des plumitifs et des versificateurs…

La poésie n’a lieu que pour quelques-uns. Et pourtant, elle se manifeste partout. Dans le cimetière de nos jours sombres, elle n’a jamais été plus étincelante de vitamines. La catastrophe lui rend des facettes, amplifie ses sonorités, multiplie ses prolongements. Il y a plus de poésie aujourd’hui que du temps de Sardanapale ou de celui de Sully-Prudhomme. Plus nos malheurs s’accumuleront, plus nombreuses seront ses sources.
Ce qui peut mourir, ce qui mourra, ce sont les « événe­ments visibles », c’est le théâtre accidentel.

Mais de ces coutumes que nous acceptons en naissant, de ces contraintes qui font l’ouvrier, le soldat, l’ingénieur, le prêtre, la guerre, le poète peut percevoir et peut tirer des phénomènes qui seront situés, comme disent les astro­nomes, à des siècles de lumière de cette fabrication dont nous assomment les jeandlettres. »
Léon-Paul Fargue, « Poésie », Lanterne magique, Chroniques littéraires de Paris occupé, Seghers, 2015.

*Un choix de ses poèmes avait été publié sous le titre De la mort sans exagérer (Fayard, 1996) et Je ne sais quelles gens (Fayard, 1997) dans une excellente traduction de Piotr Kamiński. Ces tirages sont épuisés depuis longtemps et rares sont les exemplaires disponibles en bibliothèque… Heureusement on peut lire Wislawa Szymborska dans cette excellente page d’Esprits Nomades.

Illustration: Photographie de Piotr Guzik/Fotorzepa/Forum.

  1. catherine says:

    Le poétique n’en fait qu’à sa tête. Il est là où on ne l’attend pas, il n’est pas toujours là où on l’attend. Il est absent de nombre de poèmes. Mais présent dans un geste habité, un regard, une façon de penser.
    Donnez-nous aujourd’hui notre poétique de ce jour.
    Pour alléger nos semelles de plomb.

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Patrick Corneau