DSC03516hmorganlettrine2J’aime cette exégèse de l’épisode des Rois Mages donnée par Michel Tournier – même si le petit coup de griffe au judaïsme me paraît en trop. La note de Tournier sur le christianisme comme « religion ouverte » est intéressante, surtout en ce moment où tant de gens de « mauvaise volonté » s’en prennent aux Chrétiens d’orient et, à travers eux, à tout l’occident.

Les Rois Mages ne sont mentionnés que dans un seul Évangile, celui de Matthieu. Leur succès a été immense dans l’histoire de la peinture. De Jean Fouquet à Botticelli et de Dürer à Rubens ou à Poussin, le thème de l’adoration des Mages est presque devenu un exercice d’école. Rien de plus « pictural », il est vrai, que le contraste entre la pompe orientale des rois venus d’Arabie heureuse et le dénuement de la Sainte Famille, le prosternement du pouvoir temporel devant la faiblesse illuminée par l’Esprit. Cet épisode touchant et superbe de la nativité est porteur de deux leçons traditionnelles.
– La première leçon est œcuménique. L’écoumène, c’est l’ensemble des terres habitées, un beau et tendre mot qui mériterait d’entrer dans l’usage courant. Les Rois Mages sont des étrangers. Ils viennent d’horizons lointains. Il y a traditionnellement un nègre africain parmi eux. Dès la conquête du Nouveau Monde, on a vu des « adorations » américaines où figure un chef peau-rouge. Cela indique assez que le christianisme est ouvert à tous les hommes, quelle que soit leur race ou leur origine. Le baptême suffit pour faire un chrétien. Le christianisme s’oppose ainsi au judaïsme, comme une religion ouverte à une secte fermée*.
– La seconde leçon de l’adoration des Mages condamne le misérabilisme abusivement attribué au christianisme par une certaine tradition. Certes Jésus est né dans une étable et ses parents voyagent comme des vagabonds. Mais des princes orientaux accourent. « Ils ouvrirent leurs trésors et offrirent l’or, l’encens et la myrrhe. » Les bergers avaient sans doute apporté des dons alimentaires ou utilitaires, lait, fromage, laine. Avec les Mages, c’est le luxe le plus pur qui arrive. Qu’a donc à faire la Sainte Famille d’or, d’encens et de myrrhe? Rien justement, mais un cadeau de Noël ne se doit-il pas d’être inutile? Y a-t-il plus triste disgrâce pour un enfant que de se voir offrir pour Noël des chaussettes, un cache-nez ou un cahier d’écolier? Jésus se gardera d’oublier cette leçon de luxe désintéressé que les Rois Mages lui avaient donnée à un âge si tendre. Lorsque dans la maison de Simonie-lépreux, Marie-Madeleine répand sur lui un parfum de grand prix, les disciples s’indignent de cette prodigalité. Ne vaudrait-il pas mieux faire l’aumône aux pauvres? Jésus les reprend durement. Ils ne manqueront jamais de pauvres à qui faire l’aumône, mais lui, Jésus, combien de temps sera-t-il encore parmi eux? Comme l’assure Matthieu, le vrai chrétien ne se soucie pas davantage de ses vêtements que le lis des champs, mais il n’en est pas moins que lui splendidement vêtu par la Providence (VI, 28).

*A propos de cet œcuménisme chrétien, on songe nécessairement au cri poussé par l’ensemble des anges du ciel à l’an¬nonce de la naissance de Jésus: « Gloire à Dieu au plus haut des cieux et paix sur la terre aux hommes de bonne volonté! » (Luc, II, 13). On ne saurait en effet formuler l’idéal chrétien de façon plus juste et en moins de mots. Ce qui est remarquable, c’est que cette formule paraît l’effet d’une lecture admirable de génie spirituel faite au cours des âges (et dès la Vulgate) d’un texte grec qui était loin pourtant de la suggérer. Le mot clef en effet est Eudokia, c’est-à-dire: opinion juste, admise, approuvée. Il serait donc plus exact de traduire: « Paix sur la terre aux hommes qui pensent bien. » Ce qui signifie a contrario: « guerre aux hétérodoxes », soit exactement l’inverse de la « bonne volonté » invoquée par Kant dès les premières lignes de son Fondement de la Métaphysique des Mœurs (1785): « De tout ce qu’il est possible de concevoir dans le monde et même en général hors du monde, il n’est rien qui puisse sans restriction être tenu pouf bon, si ce n’est seulement une bonne volonté. » Or il va de soi que cette « bonne volonté » kantienne ne peut être qu’universelle, laïque, au-dessus de tous les conformismes sociaux, politiques ou religieux.
Michel Tournier, « Le Père Noël est-il un Roi Mage? » in Célébrations, Folio 3431, Gallimard, 2000.

Illustration: photographie ©Lelorgnonmélancolique.

  1. Célestine says:

    Votre écoumène me donne des acouphènes…Vous savez, cette petite musique lancinante qui zonzonne à notre oreille, que la paix dans le monde pourrait être possible, si seulement… les hommes de bonne volonté voulaient se donner la main (au sens du XVII°, c’est à dire s’entraider…)
    Jolie interprétation de l’histoire des Rois mages en tout cas.
    Le superflu, ce n’est pas seulement l’or et l’encens. C’est aussi l’art et les sens, la poésie, la beauté inutile des tableaux. Tout ce qui vient par surcroît à nos besoins naturels et animaux.
    Bien à vous
    ¸¸.•*¨*• ☆

  2. Cette petite musique ne zonzonne (quel beau mot!) guère à mes oreilles, je crois même qu’elle a été pervertie et est devenue une mascarade dans ce monde (lequel « est plein d’idées chrétiennes devenues folles » comme disait Chesterton).
    Je crois de plus en plus à la défense « mordicus » de l’inutile tel que vous le nommez (et le cultivez).
    🙂

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Patrick Corneau