1939 Retour de l'école après l'orage« Plus tard aussi, je verrai des tableaux et des photos dans des musées et des expositions; plus tard des noms entreront dans mon répertoire, des noms de peintres et de photographes; il y aura des rencontres définitives, Corot et ses bois impavides, Cézanne et ses arbres mangés de vent, les oliviers de Van Gogh et Pialat lancé sur ses traces qui filme le vent encore dans les blés en 1965 à Auvers-sur-Oise, et certain grand paysage roux couché de Balthus, et tout récemment à l’Orangerie un petit tableau de Soutine où deux enfants21QX6PtyUuL._UY250_ rentrent de l’école contre le vent mouillé après l’orage, et tant d’autres; et des photos évidemment, de Giacomelli, de Plossu, Moulène ou Depardon. Plus tard des tableaux, des photos m’emporteront vers d’autres paysages, et d’autres corps de pays. Il y aura aussi des trains et cette émotion singulière, surtout l’hiver, surtout à l’échancrure du soir, des paysages traversés, fendus, effleurés, devinés, et que toujours je m’agace sourdement de ne pas savoir lire, incapable que je suis de distinguer entre blé d’hiver, orge, seigle, et autre colza naissant. Je comprendrai alors à quel point le cadre, en découpant une tranche, un morceau de pays constitue le paysage; le cadre serait celui du tableau, de la photo ou le cadre mouvant, émouvant, de la fenêtre du train, et je penserai aussi au cadre de la télévision. »
Marie-Hélène Lafon, Traversée, Éditions Guérin, mars 2015 (date de première parution : 2013).

hmorganlettrine2J’ai déjà dit (billets « Vaches » et « Joseph ») tout le bien qu’il faut penser de l’écriture travaillée, « géographique », puissamment tellurique de Marie-Hélène Lafon. Dans un petit opuscule qui m’avait échappé et qui est réédité cette année, elle revient sur « les pays » (la terre du Cantal) qui sont le réservoir d’images premières, de sensations, d’émotions… bref, « l’édifice immense du souvenir » (Proust) où s’origine la belle énergie qui traverse son œuvre. Une fois encore, on est saisi par la force de son regard, lucide, empathique, poétique, qui n’a rien à envier (dans un tout autre registre) à la grâce rugueuse d’un Soutine.

Illustrations : Chaïm Soutine, « Retour de l’école après l’orage », 1939, Phillips Collection Washington / Éditions Guérin.

  1. Celestine says:

    Je suis emballée par ce texte, cette écriture ample à laquelle ressemblent mes débordements intérieurs, quand je laisse parler mes émotions cosmiques ou esthétiques, ou simplement métaphysiques. Et notamment cette contemplation muette par la fenêtre d’un train.
    Avec cette grâce supplémentaire d’être un auteur reconnu, évidemment.Ce qu je ne serai sans doute jamais.
    Merci pour ce moment de joie littéraire.

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Patrick Corneau