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L’usage social des psychotropes vu par Aldous Huxley

médusehmorganlettrine2Abonnés au scepticisme plus qu’au dogmatisme, parfois proches du désespoir, les écrivains prophètes dérangent leur époque. C’est le cas, entre autres, d’Albert Camus, d’Alexis de Tocqueville, de Victor Hugo, de George Orwell, d’Aldous Huxley, mais aussi de Jules Verne.
Qu’il s’agisse de l’avenir du monde, de la littérature, des arts, de la technologie, des psychotropes ou de la société de consommation, les pensées visionnaires de ces auteurs, fruits de leurs doutes et de leurs angoisses, sont un remède à l’engourdissement politique et intellectuel. Car Mon­taigne dit vrai: il n’y a que les fous qui soient certains et résolus.

« Deux mille spécialistes en pharmacologie et en biochimie furent entretenus par l’État en l’an 17 de N.F. […] Six ans après, on le produisait commercialement. Le médicament parfait. […] Euphorique, narcotique, agréablement hallucinant. […] Tous les avantages du christianisme et de l’alcool ; aucun de leurs défauts. […] Vous vous offrez un congé hors de la réalité chaque fois que vous en avez envie, et vous revenez sans le moindre mal de tête ni la moindre mythologie. […] La stabilité était pour ainsi dire assurée. […]
Il ne restait qu’à vaincre la vieillesse. […] Les hormones gonadales, la transfusion du sang jeune, les sels de magné¬sium… /…/ Tous les stigmates physiologiques de la vieillesse ont été abolis. Et avec eux, bien entendu… […] Avec eux, toutes les particularités mentales du vieillard. Le caractère demeure constant pendant toute la durée de la vie. […] Au travail, au jeu, à 60 ans, nos forces et nos goûts sont ce qu’ils étaient à 17 ans. Les vieillards, aux mauvais jours anciens, renonçaient, se retiraient, s’abandonnaient à la religion, passaient leur temps à lire, à penser – à penser! […] À présent — voilà le progrès -, les vieillards travaillent, les vieillards pratiquent la copulation, les vieillards n’ont pas un instant, pas un loisir, à arracher au plaisir, pas un moment pour s’asseoir et penser, ou si jamais, par quelque hasard malencontreux, une semblable crevasse dans le temps s’ouvrait béante dans la substance solide de leurs distractions, il y a toujours le soma, le soma délicieux, un demi-gramme pour un répit d’une demi-journée, un gramme pour un week-end, deux grammes pour une excursion dans l’Orient somptueux, trois pour une sombre éternité sur la Lune; d’où, au retour, ils se trouvent sur l’autre bord de la crevasse, en sécurité sur le sol ferme des distractions et du labeur quotidien, se précipitant de cinéma sentant en cinéma sentant, de femme en femme pneumatique, des terrains de golf-électro-magnétique en… »
Aldous Huxley, Le Meilleur des mondes, première partie, chapitre III, 1932.

Illustration: Méduse, Paul BECKRICH céramiste et sculpteur.

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Patrick Corneau