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« Ils ne nous pardonneront jamais le mal qu’il nous ont fait »

hmorganlettrine2Ce qui frappe dans cette longue et bouleversante adresse au père disparu de Marceline Loridan-Ivens (Et tu n’es pas revenu, récit écrit avec Judith Perrignon, Grasset) ce ne sont pas les souvenirs sur la déportation (les récits aujourd’hui ne manquent pas, tous singuliers et, hélas, toujours inédits dans l’exploration d’une horreur sans fond), même si l’on ne cesse de buter sur le comment cela a-t-il pu exister?, non, ce sont les dernières pages où cette « vieille petite fille » fait le bilan, grave et somme toute amer, d’une « vie après » :

« J’ai quatre-vingt-six ans et le double de ton âge quand tu es mort. Je suis une vieille dame aujourd’hui. Je n’ai pas peur de mourir, je ne panique pas. Je ne crois pas en Dieu, ni à quoi que ce soit après la mort. Je suis l’une des 160 qui vivent encore sur les 2 500 qui sont revenus. Nous étions 76 500 juifs de France partis pour Auschwitz-Birkenau. Six millions et demi sont morts dans les camps. Je dîne une fois par mois avec des amis sur¬vivants, nous savons rire ensemble et même du camp à notre façon. Et je retrouve aussi Simone. Je l’ai vue prendre des petites cuillères dans les cafés et les restaurants, les glisser dans son sac, elle a été ministre, une femme importante en France, une grande figure, mais elle stocke encore les petites cuillères sans valeur pour ne pas avoir à laper la mauvaise soupe de Birkenau. S’ils savaient, tous autant qu’ils sont, la permanence du camp en nous. Nous l’avons tous dans la tête et ce jusqu’à la mort.url
Aujourd’hui, j’ai la gorge serrée. Je m’emporte souvent. Je ne sais pas me détacher du monde extérieur, il m’a enlevée lorsque j’avais quinze ans. C’est une mosaïque hideuse de communautés et de religions poussées à l’extrême. Et plus il s’échauffe, plus l’obscurantisme avance, plus il est question de nous, les juifs. Je sais maintenant que l’antisémitisme est une donnée fixe, qui vient par vagues avec les tempêtes du monde, les mots, les monstres et les moyens de chaque époque. Les sionistes dont tu étais l’avaient prédit, il ne disparaîtra jamais, il est trop profondément ancré dans les sociétés.
Quand le siècle a basculé, 2000 puis 2001, quelque chose de terrible est arrivé, impensable pour moi, indescriptible pour toi qui a quitté ce monde il y a si longtemps : deux avions pilotés par des terroristes ont foncé sur les deux plus hauts gratte-ciel de New York, le monde entier était devant sa télévision, les tours ont été pulvérisées, je regardais les gens se jeter par les fenêtres pour échapper aux flammes, et en moi tout se déchirait, tout se clarifiait aussi, les illusions que j’avais encore tombaient comme des peaux mortes, je ne sais si l’horreur a réveillé l’horreur, mais à compter de ce jour-là, j’ai senti combien je tenais à être juive. C’est comme si jusque-là, j’avais navigué tout autour, mais c’est finalement ce qu’il y a de plus fort en moi, être juive.
Je me sens l’héritière trompée de tes illusions, un prolongement de toi, l’enfant née de ta fuite. Tu rêvais d’Amérique, eh bien la première fois que je suis allée à New York, la ville m’aspirait, je ne voulais plus la quitter, et j’ai compris que je poursuivais ton exil, lu rêvais d’Israël, il est là, je m’y sens bien chaque fois que j’y vais, mais ce n’est pas le pays de paix auquel nous aspirions. Israël est en guerre depuis sa création. D’ordinaire les guerres se terminent, pas celle-là, car l’État juif n’a jamais été accepté par les pays arabes tout autour de lui, ses contours sont flous, explosifs. Et plus ça dure, plus Israël devient suspect, y compris dans les opinions publiques européennes, j’entends résonner dans ma tête la réplique d’un film, il s’appelle Welcome in Vienna, il retrace notre histoire, celle des juifs d’Europe, l’un des personnages dit : « Ils ne nous pardonneront jamais le mal qu’il nous ont fait. » J’ai toujours été pour la coexistence d’Israël et d’une Palestine, mais je suis de plus en plus affectée par ce qui se passe et ce que j’entends, je ne veux pas juger, je ne vis pas là-bas, mais pas un doute ne m’atteindra tant qu’il sera question de détruire Israël. Je poursuivrai ton rêve.
Tu avais choisi la France, elle n’est pas le creuset que tu espérais. Tout se tend encore une fois, on nous appelle les juifs de France, il y a aussi les musulmans de France, nous voilà mis lace à face, moi qui m’étais voulue de tous bords, en tout cas du côté de la liberté. J’ai entendu des menaces, comme des échos lointains, j’ai entendu qu’on criait « mort aux juifs » et aussi « juif, fous le camp, la France n’est pas à toi » et j’ai eu envie de me jeter par la fenêtre. Jour après jour, je perds mes convictions, mes nuances, une part de mes souvenirs, je finis par douter de mes engagements passés, je vois des policiers devant les
synagogues mais je ne veux pas être quelqu’un qu’on protège!
J’ai vécu puisque tu voulais que je vive. Mais vécu comme je l’ai appris là-bas, en prenant les jours les uns après les autres. Il y en eut de beaux tout de même, l’écrire m’a fait du bien. En te parlant, je ne me console pas. Je détends juste ce qui m’enserre le cœur. Je voudrais fuir l’histoire du monde, du siècle, revenir à la mienne, celle de Shloïme et sa chère petite fille. Ainsi je retourne vers l’enfance, vers l’adolescence qu’il ne m’a pas été donné de vivre, et c’est normal à mon âge.
Il y a deux ans, j’ai demandé à Marie, la femme d’Henri: « Maintenant que la vie se ter¬mine, tu penses qu’on a bien fait de revenir des camps? » Elle m’a répondu: « Je crois que non, on n’aurait pas dû revenir. Et toi qu’est-ce que tu en penses? » Je n’ai pas pu lui donner tort ou raison, j’ai juste dit: « Je ne suis pas loin de penser comme toi. » Mais j’espère que si la question m’est posée à mon tour juste avant que je ne m’en aille, je saurai dire oui, ça valait le coup. »

Illustration: Éditions Grasset.

  1. Cédric says:

    « …ton exil, lu rêvais d’Israël, il est là… » tu rêvais

    et

     » …nous voilà mis lace à face…  »

    ——————————————

    La vie est vécue, quoi qu’on en pense.

    Les identités rapetissent la vie, ce que nous sommes.

    Ce qui enferme, ce sont nos identités… cette somme d’identités souvent contradictoires que les hommes portent et revendiquent.

    En se définissant, on se limite. Toutes les définitions sont des limites… les mots sont des limites…

    La vie est indépendante de la pensée, la vie se fout de ce qu’on pense d’elle.

    Quoi qu’on pense de sa vie à la fin de sa vie, ou au milieu de sa vie ou au début de sa vie, cela n’a aucune importance. « ça valait le coup » ou « ça ne valait pas le coup », ne sont que deux phrases équivalentes qui ne changent rien à l’essentiel, à ce qui est.

    Et évidemment rien de ce que j’écris dans ce commentaire n’a une quelconque importance. 😉

  2. Célestine says:

    « Il semblerait, d’après certaines personnes que l’on pourrait qualifier d’anti-juives, que les Juifs soient reconnaissables physiquement. On peut se demander alors légitimement pourquoi on s’est cru obligé de leur accrocher une étoile jaune sur le manteau… »

    J’ai lu cette phrase un jour dans une exposition contre le racisme et l’antisémitisme et je ne l’ai jamais oubliée.Je la trouve très juste.

    Bien à vous
    ¸¸.•*¨*• ☆

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Patrick Corneau