dsc_3346-agate-caillois_1440_550ferli4Relisant l’autobiographie intellectuelle de ce grand écrivain que fut Roger Caillois, outre la grande tenue de l’écriture, à la fois fluide et précise, je suis frappé par ce réquisitoire contre le pullulement métastasique des idées dont il semblait déjà deviner l’extraordinaire expansion (et monstruosité) qu’allait apporter l’internet quelques années après sa disparition.
A relire et méditer (non pas devant un crâne, mais avec la contemplation des pierres – « Pierres, archives suprêmes, qui ne portez aucun texte et qui ne donnez rien à lire… », lesquelles apportaient à Roger Caillois sinon la sérénité, du moins ce qu’il nomme les « embellies de l’âme »).

Aujourd’hui, je ressens une indifférence croissante qui tantôt m’effraie et tantôt me soulage à l’égard de l’univers du savoir et de la réflexion, je veux dire pour l’approfondissement, pour la mise en ordre ou pour la compréhension du savoir. Parmi mes propres livres, il en est que, littéralement, je n’ose plus ouvrir. Je n’en renie pourtant pas le contenu ni même l’expression. Je suis même persuadé que s’ils étaient d’un autre, ils ne susciteraient pas en moi l’horripilation mêlée d’un peu de remords qui m’en fait parfois éviter jusqu’à la vue et le contact.
J’ai cherché à m’expliquer une attitude aussi absurde, que je ne parviens pas cependant à dominer. J’ai essayé de trouver les motifs raison¬nables qui provoqueraient en moi cette répulsion épidermique à l’égard de la presque totalité de mes livres. Un très petit nombre d’entre eux en effet demeure, que j’ai, j’ignore par quelle dis¬traction, pardonnés.
Je crois avoir découvert aujourd’hui la raison de mon indulgence à l’égard des rescapés. C’est qu’ils n’étaient pas issus de cette activité de l’esprit qui est par nature transitoire et intermédiaire. Par là j’entends celle qui n’est pas strictement rigoureuse, sinon axiomatique et qui demeure en même temps dépourvue de résonance poétique, autrement dit celle qui, en particulier, prend appui de quelque façon sur une autre pensée pour se développer à son tour. Je cherchai, pour définir ce bourdonnement mental, analogue pour mon amertume d’alors à celui que produit un essaim d’insectes émus, le mot le plus péjoratif. Je m’arrêtai à cogitation, n’en découvrant pas de pire et pour ce qu’il évoque à la fois de mécanique, de stérile et d’inachevé. Je désignai donc par-là la prolifération anarchique des idées : un pullulement que nulle régulation ne vient tempérer. Elle me parut dans l’univers mental l’équivalent de la multiplication cancéreuse des cellules à laquelle, passé un certain seuil, aucun remède connu ne saurait mettre un terme. Alors triomphe un certain mode de reproduction microbien, exponentiel, incontrôlable, le contraire, me semblait-il, de la pensée véritable, qui place dans sa rigueur son honneur. Je n’hésitais pas à y reconnaître la maladie spécifique de l’univers des idées. Mais ferais-je en la dénonçant autre chose qu’y céder? Je choisis de me taire.
Je n’en pensais pas moins que prospérait ici la même monstrueuse alliance qu’entre chlorophylle et pollution, dont j’avais constaté plus d’une fois la redoutable conjugaison dans la fange tropicale. L’humidité y aide l’infection à l’égal de la fertilité, le soleil accélère la fermentation; la photo¬synthèse multiplie le miasme et la bactérie. Tout concourt à augmenter la nocivité de l’immense bouillon de culture originel.
Dans la sphère mentale, je redoute fort que la luxuriance ne soit tout aussi irrésistible, et encore plus indifférente à produire le baume ou le venin, le remède et la nuisance. Je ne vois pas pourquoi l’homme, qui fait partie de la nature, aurait seul le privilège de ne pas se tromper dans l’unique domaine où une prodigalité illimitée lui est consentie. Dans le monde des idées, il n’est ni asepsie ni hygiène; et elles y seraient sans doute pires que le mal. L’effervescence spéculative se développe sans l’amorce d’une responsabilité ni la crainte de la moindre sanction. Ai-je besoin de souligner que je ne m’élève nullement contre le caractère éventuellement subversif des idées? Il
ne m’intéresse pas. C’est leur pullulement qui m’inquiète. Je n’aperçois aucun moyen d’en freiner la progression. En nommant cogitation l’ébriété, le remue-ménage de la pensée, j’entends marquer le danger d’un foisonnement qui constitue une menace croissante d’asphyxie, à la manière des herbes sauvages dans un jardin abandonné : elles étouffent vite de leurs racines et de leurs broussailles les fleurs et les plantes cultivées, qui exigent, elles, protection et soins.
Le péril est plus alarmant dans le domaine des idées, où l’ivraie, la ronce et l’ortie ne se distinguent guère de la plante la plus délicate. Comme les idées n’ont pas de volume et n’occupent aucun espace, on imagine mal que leur fourmillement tire à conséquence. Pourtant leur invisible présence flottante parvient très bien à paralyser la pensée la plus vigoureuse, à l’égarer, à la coudre comme ferait une multitude de Lilliputiens vrombissants, à l’ensevelir sous une végétation parasite, dont la force est seulement d’être innombrable et de paraître inoffensive. La condition de la pensée l’appareille à la condition végétale. Dans l’immense vasière de la forêt vierge, au moins la pléthore porte-t-elle en soi son châtiment. Chacun peut voir que les grands arbres y sont rares. On les remarque aussitôt par l’ivoire et par le poli de la mort. Ils restent debout, soutenus par les autres. De même encore qu’en économie, la mauvaise monnaie chasse inexorablement la bonne, et justement par son abondance, de même qu’en biologie les cellules cancéreuses éliminent les cellules saines, la croissance déréglée de la cogitation, par ses mille subtilités, distinctions et arguties vient à bout de la pensée sévère. Elle l’affaiblit, en détend la cohérence, en effrite la syntaxe. Je ne vois rien qui puisse arrêter la marée montante de la pensée, je ne dis même pas non vérifiable, mais non analysable. Tout échange, toute controverse lui profite. La combattre revient à y ajouter. Je me souviens de la maxime de Confucius, selon laquelle le sage s’interdit de parler des émeutes. Je suppose : même pour les condamner.
Roger Caillois, « La bulle », Le fleuve Alphée, Gallimard, 1978.

Illustration: photographie de François Farges.

  1. Célestine says:

    Et pourtant, bizarrement, cogitation vient de cogito (ergo sum)
    La pensée la plus pure et la plus ascétique qui soit.

    Mais doit-on opposer le fourmillement, le chatoiement des idées et la pensée dite sévère ? Les deux ne forment-ils pas l’essence même de la diversité naturelle, capable de produire des formes extraordinaires de luxuriance et des déserts vides et linéaires ?
    Et ne trouve-t-on pas la même émotion à contempler la façade d’une cathédrale de style gothique flamboyant et le dépouillement extrême d’un couvent cistercien?

Répondre à Breuning lilianeAnnuler la réponse.

Patrick Corneau