biblio_jean_baudrillardhmorganlettrine2Il y a la pop’philosophie des guignol’s band (onfrêchifeterre, deux compères travaillant à l’extension du domaine de la farce) pour amuser la galerie à l’heure du 20h, ou plus si bravitude intellectuelle… Et puis il y a les vrais penseurs, ceux de l’ombre – celle qu’ils ont choisie ou bien celle où les a relégué notre tranquillité: pour ne pas entendre leurs sarcasmes désobligeants et démoralisants (Philippe Muray), ou affronter l’insupportable lucidité de leurs intuitions étincelantes, ainsi de Jean Baudrillard. La prose étrange, pénétrante, ironique et dévastatrice de ce dernier, décédé en 2007, nous manque. Heureusement, il y a de par le monde quelques veilleurs qui s’affairent à entretenir l’élan de sa pensée visionnaire. L’éditeur sens&tonka vient de publier le texte de trois conférences inédites du regretté philosophe sur le thème de la puissance et de l’hégémonie: « L’agonie de la puissance ».
Extrait.
 » (…) En fait, on est passé d’un ordre à un autre.
Le coup de force du capital aura été de tout inféoder à l’ordre et à l’idée de l’économie, tel que rien ne soit plus pensable qu’en ces termes. Au-delà de l’exploitation matérielle du monde entier, l’asservissement des esprits à un seul modèle, à une seule dimension mentale, telle que toute autre perspective, tout enjeu symbolique devient inconcevable. Là commence l’hégémonie, là est le passage de la domination à l’hégémonie.
Virtuellement tout nous est donné désormais, ou le sera, par la grâce d’une croissance et d’une accélération continues. L’échange généralisé fait qu’il y a une réponse à tout, une réponse technique, y compris dans le champ de l’expression et de la performance. Libération incontournable, levée universelle des interdits, disponibilité de toute l’information, obligation de jouir.
C’est tout le dispositif mental et matériel de la modernité qui bascule. Car tout s’ordonnait jusque-là sur la tension entre les besoins et leur satisfaction, entre le désir et son accomplissement — les moyens étant toujours largement en deçà des aspirations. Situation critique qui a généré tous les conflits historiques que nous connaissons — revendications, révoltes, révolutions. Aujourd’hui, exactement à l’inverse, les besoins, les désirs, les aspirations ne sont plus à la hauteur des possibilités offertes dans tous les domaines : communication, information, mobilité, loisir. La réalisation immédiate dépasse de loin la faculté de jouissance d’un être humain normal. La réalisation intégrale excède même le possible et les phantasmes individuels et collectifs.
Or l’homme, une fois sorti d’une pénurie millénaire, ne devient pas pour autant susceptible d’un désir insatiable — sorti d’une servitude millénaire, il ne devient pas pour autant susceptible d’une libération totale.
C’est là qu’est aujourd’hui la véritable fracture : dans la satiété, dans la saturation, dans l’anticipation des réponses à toutes les questions, dans une réalité intégrale qui absorbe toutes les velléités de dépassement, de rêve ou de révolte, dans la précession des modèles. Inversion de phase, déséquilibre radical.
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Cela donne une situation originale, et d’une certaine façon plus radicale. Car ce à quoi nous succombons, ce n’est plus à l’oppression, à la dépossession, à l’aliénation, c’est à la profusion et à la prise en charge inconditionnelle. C’est au pouvoir de ceux qui décident souverainement de notre bien et nous accablent de tous les bienfaits — sécurité, prospérité, convivialité, welfare — en même temps que d’une dette infinie, qui ne peut plus être rachetée.
Décidément, aujourd’hui, il faut se battre contre tout ce qui vous veut du bien. Car tel est le secret de l’hégémonie — dans la levée de l’interdit et de tout le système de valeurs qui s’y attache, dans la permissivité, la tolérance excessive, la transparence excessive. Et ceci nous force à réviser radicalement les rapports traditionnels du Bien et du Mal.
Il nous est difficile, étant donnée notre vision humaniste et économiste de l’être humain, de concevoir un niveau symbolique où l’être se révolte du fait qu’il lui soit trop donné, que tout lui soit donné sans qu’il puisse le rendre, que lui soit reconnue une liberté entière en même temps que l’obligation de disposer intégralement de lui- même. Tout ce qui pouvait apparaître comme une conquête des temps modernes peut s’inverser et apparaître comme une nouvelle servitude. Ainsi la transparence dont on rêvait comme d’une forme idéale, peut devenir aujourd’hui un élément de la terreur. Tel est le libéralisme — ultime avatar de la liberté et de la libération — qui caractérise nos sociétés en phase terminale, où nous sommes voués aux soins intensifs.
C’est là où cela commence à aller mal. C’est là que surgit l’abréaction à ce qu’on a appelé la société d’opulence — abréaction à ce brusque élargissement de l’horizon, à cette déterritorialisation, à cette surenchère du mode de vie. Fracture mentale et réaction de défense à ce qui se profile comme nouvel ordre mondial — cet ordre technique et libéral, en fait cet empire du Bien à quoi s’oppose tout ce qui surgit d’irréductible dans cette société en voie de réconciliation totale. À l’opération tautologique du Bien par le Bien ne peut être opposée que l’homéopathie du Mal par le Mal. »
Jean Baudrillard, L’agonie de la puissance,  Ed. sens&tonka, mai 2015.

Illustrations: Un coin de livres dans le bureau du philosophe rue Sainte Beuve à Paris en 2005, photographie ©Olivier Roller / Dessin de Delius ©.

  1. Célestine says:

    Après le constat (implacable), il reste à réinventer un monde plus intelligent.
    Il y a du boulot …
    Je retourne me servir un lait fraise.
    ¸¸.•*¨*• ☆

    PS géniale votre playlist sur deezer.

      1. Un commentaire laissé sans réponse ne signifie pas qu’il n’a pas été apprécié et, (personnellement) je n’attends pas qu’il soit « à la hauteur » de la figure évoquée ou citée; le fait qu’il soit là (et témoigne d’un intérêt) est pour moi suffisant. 🙂

  2. Fr. says:

    Jean Baudrillard.
    Il me manque aussi. Tellement.

    Lui savait dérouler, à partir du moindre indice et dès le fait volontiers divers ou la joyeuse grossièreté de nos divertissements, cette plus juste perception du monde qui le garde respirable, ce monde.
    Oui Jean Baudrillard nous racontait sans chichi ni menteries le monde, les petites histoires, nos drôles d’aventures des fois, il ne méprisait rien, tout est bon à dire, c’est tellement intéressant de vivre, d’ailleurs parlons-en…
    Ce dans une clarté proprement confondante de l’expression.

    Alors à chaque nouvelle infamie de notre abrutissement collectif et sous le clinquant pathétique de l’arrogance individuelle ordinaire, indispensable et triste, oui souvent je pense à lui, à cette somptueuse innocence de penser sans laquelle l’homme ne serait bon qu’à désespérer de tout et pour en finir de soi.
    Je pense à la générosité intellectuelle. A l’élégance du vrai. Cela me donne du courage. Et même comme un petit bonheur précieux.

    Merci (encore 😉 cher Lorgnon M. pour ce cadeau – et sur ce j’appelle mon libraire!

  3. serge says:

    J’imagine qu’avec de tels propos il n’avait pas beaucoup d’admirateurs chez les militants de gauche. Dire que ca va mal parce que l’économie nous donne trop avant
    qu’on en ait besoin, faut le faire. A utiliser avec modération avec un agriculteur survivant avec 1000 euros par mois et travaillant 60 heures par semaine.

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Patrick Corneau