20150509_09533710« Onde fu interpretato da alcuni che Venezia voglia dire VENI ETIAM*, cioè vieni ancora et ancora. » Francesco Sansovino, Venetia, città nobilissima et singolare, 1581.

hmorganlettrine2Machine magique, hallucinée et symbolique, Venise est touchée, peut-être affligée, par un problème qui est la façon de la regarder. On vient admirer Venise et, de ce fait, il n’est pas déraisonnable de supposer que Venise est une cité à la fois privilégiée, unique et offensée par le regard. Ville qui exige d’être regardée, il est possible que le regard requis soit plus sombre et plus violent qu’il ne le paraît ; en tous cas qu’il ne soit pas un regard purement esthétique. L’écueil dans les « belles villes » dont certaines ressemblent davantage à d’écrasantes coopératives de chefs-d’œuvre est de vous enfermer dans la tyrannie de leur architecture monumentale. Par accumulation et saturation, les palais, églises, etc. entrent en collision, déclenchant une rixe d’images et de synesthésies perpétuellement menacée par le spectre de la pure image.
Face aux millions de clichés dont chaque parcelle de Venise est la cible, je crois inutile et dangereux de faire des photographies. C’est le prix modeste pour être assuré de ne pas faire de l’image une illustration, en ayant effacé dans l’acte même de photographier, la turbulente légèreté de l’air du matin, l’odeur du lieu, les bruits, les voix qui peuplent l’atmosphère de rapides et ténus événements: le passage d’un chat, une femme à sa fenêtre qui descend dans un panier la clé oubliée, des couleurs qui nous blessent et que nous n’oublierons pas. Cette découverte de l’inopiné dans ce qui tient à nous, dans ce qui, au plus profond, nous « appartient ». Pour ne rien dire du tremblement qui nous saisit devant une image que nous savons destinée à revenir dans nos rêves.

Passer quarante-huit heures à Venise, et s’éreinter en allant d’une église à un musée comme le font chaque année des millions de touristes, ce n’est pas voyager. Parce que voyager signifie se dépayser: faire un pas de côté, se faufiler dans une fissure, un interstice même minime, dans le cosmos ordonné du connu, du déjà expérimenté, du familier. Là gît l’identité subtilement éclectique et vivace d’un lieu: la secrète étrangeté du connu, et, inversement la perturbante familiarité de ce que l’on voit pour la première fois.
Nous avancerons qu’il en est de même pour la culture et l’art (si contemporain soit-il). Il est des joyaux qui gagnent à être connus par leur écrin.

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Un homme, type pakistanais ou peut-être gitan, immobile dans un recoin de la petite ruelle qui mène au musée Fortuny, surveille à ses pieds deux grands cabas; sa mine apeurée nous fait comprendre qu’il est inoffensif. Lorsque nous repassons, il est remplacé par un grand noir avec les mêmes cabas. Vendeurs à la sauvette d’articles de contrebande protégeant leur pauvre marchandise des contrôles policiers.

Côté Grand Canal, sur une toile tombant du haut de l’enceinte du marché du Rialto: « Le cœur ne se vend pas ». Avant le pont (sous bâches), une autre banderole: « Venise n’appartient pas à la maffia ».

« Vive Dieu ! » sur le mur d’une église Campo San Lorenzo.

Quand on approche d’une place (campo), donc d’une église, on entend les hirondelles qui se poursuivent joyeusement autour du clocher. Elles s’occupent de la vie finie, pas de la vie éternelle.

Un paquebot de croisière géant traverse lentement et dans un silence inquiétant le canal de la Giudecca. J’ai devant les yeux le Léviathan de Hobbes.

(à suivre)

*Veni etiam = « reviens encore »

Illustration: photographie ©Lelorgnonmélancolique.

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Patrick Corneau