pict01441640x480-11ferli13Belle réflexion de Peter Sloterdijk sur la chute des graves, la déchéance des majuscules, l’écrasement des hiérarchies, le goût du light, de l’allégé dans notre culture qui prend ainsi sa revanche sur ce qui est (ou a été) obsessionnellement éminent, sur le caractère haïssable de la culture élevée et de ce fait écrasante. Mais ce nouveau monde « plan » où pas une tête ne dépasse ne génère-t-il pas de nouvelles dérélictions?
« La pensée hiérarchique, qui associa dès l’époque classique la théorie de l’Être au suprématisme de la métaphysique de l’esprit, provoqua, par l’attention qu’elle portait aux examens, aux rangs et aux chicanes, unearton1676-e3217 complication salutaire de l’élévation vers le Plus Haut. Elle mit en pratique la conviction selon laquelle un échelon sur lequel on se trouvait soi-même ne pouvait, ne fût-ce que pour cette raison, être le plus haut niveau, ni même un palier très élevé. Par ailleurs, les hiérarchies divines laissent beaucoup d’espace aux rangs situés au-delà de l’entendement terrestre, raison pour laquelle l’homme a toujours un motif de lever les yeux vers le haut. Il ne prospère que dans l’incertitude concernant son admission imminente dans des cercles supérieurs. N’oublions pas que ce mode de sensibilité était encore actuel pour Nietzsche, lorsqu’il voulait montrer à ses amis « tous les échelons qui menèrent au surhomme ». Rainer Maria Rilke, lui aussi, prouva sa familiarité avec les traditions du regard vers le haut lorsqu’il invoquait les pollens de la divinité épanouie en fleurs / articulations de la lumière, passages, degrés, trônes.* C’est seulement lorsque les « bandes de chercheurs de Dieu », aux XIXe et XXe siècles, firent irruption dans cet univers entièrement bâti sur la discrétion, que l’on perdit le pathos de la distance échelonnée. Depuis, les peines liées à un monde fait de niveaux, d’échelles et d’ascensions, sont devenues incompréhensibles pour le commun des mortels. Le désir dérégulé veut la « hiérarchie plane » — ou encore, pratiquement, la plaine nivelée. Il n’y a plus aucune raison de ne pas avoir tout immédiatement sur son propre palier. Tout ce qui avait solidité et permanence part en fumée, ici aussi, non pas cependant pour forcer les individus à regarder d’un œil lucide leurs relations mutuelles, mais pour les laisser dans un désarroi jusqu’alors inconnu. Lorsqu’ils s’y trouvent, ils succombent d’abord aux suggestions de l’extrême, puis à celles d’une vulgarité sans bornes. »
Peter Sloterdijk, La folie de Dieu, Maren Sell Editeur, 2007, pp. 139-140.

*Rainer Maria Rilke, Elégies de Duino. Deuxième élégie, traduit de l’allemand par Armel Guerne, dans R. M. Rilke, Œuvres, vol. 2, Poésie, Paul de Man (éd.), Paris, Seuil, 1972, p. 318.

Illustrations: photographie de Peter Sloterdijk © la revue des ressources.

  1. Célestine says:

    Ce qui est amusant, c’est que le mot nivellement est souvent assorti de l’expression « par le bas » ce qui est fortement paradoxal, sous-entendant que le vieux schéma n’est pas rellement abandonné…
    ¸¸.•*¨*• ☆

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Patrick Corneau