Scanferli4S’appuyant sur une évocation des grandes figures de Port-Royal (« l’invention passionnante – même si elle est difficilement concevable pour l’esprit – d’une communauté de solitaires »), Pascal Quignard nous offre une très belle méditation sur le goût de la solitude et sa vocation rebelle dans un monde asservi au grégarisme et à la médiocrité qu’il génère.
(Extraits)

« Le mot français de sanglier veut dire singulier. Singularis porcus, singlier, sanglier.
Tel est le porc qui devient singulier, c’est-à-dire qui devient solitaire au bout arton973de son temps, au terme de ses jours,
qui quitte les siens,
qui quitte le groupe,
qui rejoint le cœur de la forêt.
Il y a une profonde lassitude, chez les hommes, depuis l’origine, qui naît de l’existence même des communautés des hommes.
Ce singulier désir d’être singulier, d’être seul, d’être solitaire, habite déjà les sociétés animales
les bandes, les harpailles, les essaims, les compagnies, les meutes.
La bête sauvage est appelée soudain à s’esseuler, à se précipiter, suivant un énigmatique désir qui persiste, vers une cache connue d’elle seule.
Plus rien n’importe pour elle que la recherche d’une « inimportunité » complète, dont le souvenir relève du premier monde.
Singulier désir obstiné de partir toutes affaires cessantes depuis des millénaires.
Singulier désir obstiné d’être seul, de mourir seul, qui remonte d’avant le temps des anciennes cavernes.
Un désir s’obstine dans la bête au sang noir à rejoindre le centre du plus ancien monde sauvage à s’offrir seule à l’agression qui la tuera.
Sanglier, vieux samouraï.
Sangliers devenus porcs,
aurochs devenus bœufs,
loups devenus chiens,
tigres devenus chats,
la domestication de la nature (l’appropriation d’animaux par d’autres animaux) a été un adieu — non prémédité — au fond de la vie.
Les vieillissants, pris de remords, s’esseulaient de la domestication.
Les mourants, en mourant, s’écartaient absolument dans la mort.

(…) Les « extraordinarii » désignaient au sens strict, à Rome, les hommes « tirés des rangs ». Boutés est celui qui quitte le rang des rameurs.
Kafka celui qui quitte le rang des assassins.
La Fontaine, après avoir recopié et transposé un fabliau qui datait du XIIe siècle, nota : « Aux derniers les bons. »
Le solitaire est une des plus belles incarnations qu’ait revêtue l’humanité, qui n’est elle-même rien par rapport aux paysages des cimes, des lacs, des neiges et des nuages qui surmontent les montagnes.

(…) Ce retrait – cette rétraction que les miens me reprochaient lorsque j’étais enfant – je m’étais mis en tête de le fonder afin de trouver le moyen de persister à y vivre.
Emily Brontë : « J’exige que personne ne se mette en travers de mon désir de me tenir à l’écart. S’occuper des pauvres, apporter le thé aux pasteurs en visite, voilà qui est au-dessus de mes forces. »
Spinoza à la fin de Ethica rêve d’une communauté de rares, de difficiles, de secrets, d’athées, de dessillés, de lumineux, de luminescents, d’Aufklarer. Fonder un club antidémocratique fermé aux prêtres, aux magistrats, aux philosophes, aux politiques, aux éditorialistes, aux professeurs, aux galeristes. Il faut peut-être retourner à une diffusion plus solitaire et plus clandestine de l’œuvre d’art. Horror pleni, error pleni. Il faudrait mettre au point un moyen de montrer les œuvres comme jadis la musique savante à l’écart de la Cour. Comme jadis Sainte Colombe. Comme jadis Johann Jakob Froberger et les suites françaises. Comme jadis Esprit, La Rochefoucauld, Madame de Sablé, les portraits, les maximes, les fragments, les romans : à l’écart de Versailles et à l’écart du droit. Réserver une poche à la rareté quand elle est devenue extrême, une loge au cœur de la solitude, une crevasse à la non reproductibilité. »
Pascal Quignard, Sur l’idée d’une communauté de solitaires, Arléa, 2015.

« Tu écris un journal? Ce qui me passe par la tête, répondis-je. Pratiquement comme si je parlais.
– Mon père a toujours dit que seuls les gens intelligents peuvent être seuls, dit Antonia.
– On ne devient pas intelligent uniquement parce qu’on est seul, dis-je. »
Peter Stamm, Paysages aléatoires, Éditions Bourgois.

« ‘Vous êtes morts’: il ne vous faut plus qu’une impénétrable retraite pour vous servir de tombeau; il ne vous faut qu’un drap mortuaire, un voile sur votre tête, un sac sur votre corps, d’où soient bannies à jamais toutes les marques du siècle, toutes les enseignes de la vanité. Cela est fait: ‘Vous êtes morts’. »
Bossuet, La Vie cachée.

Illustration: Éditions Arléa.

  1. Serge says:

    La solitude est noble et parfois tentante mais elle est le plus souvent une souffrance subie. A part trois anachorètes et deux ermites, la quasi totalité de l’humanité cherche la compagnie, le dialogue, les émotions collectives, les conflits, le partage.
    L’instinct grégaire est l’un des plus prenant.
    Je me souviens d’une courte période de ma vie où je me retrouvais seul devant ma soupe le soir et deux semaines où j’avais planté pendant les vacances ma tente en solitaire au milieu d’un camping. J’en garde un souvenir douloureux.

  2. Merci pour votre commentaire et témoignage personnel. Je crois que chacun réagit à la solitude en fonction de sa complexion. Peut-être êtes-vous de ceux qui n’en n’ont pas besoin. Pour certains elle est indispensable, vitale même. Ainsi pour Glen Gould, l’isolement était « une composante indispensable du bonheur humain ». A Jonathan Cott, Glen Gould déclarait en 1973 : « J’ai toujours eu l’impression vague que pour chaque minute passée en compagnie d’êtres humains, il fallait x heures passées seul. Ce qu’est x, je l’ignore, deux heures sept huitièmes, ou sept heures deux huitièmes, mais c’est une quantité considérable. » J’endosse (et confirme pour ma part) complètement cette dernière remarque.

  3. Cédric says:

    Il m’apparaît quant à moi qu’écrire, ou même penser, c’est déjà ne plus être seul…

    Quant à lire, n’en parlons même pas, les mots qu’on lit sont remplis des autres…

    La solitude n’existe qu’en dehors des mots.

  4. Juliette says:

    J’aime la solitude, fuyant les instincts grégaires qui provoquent en moi une terror sine voluptas, contrairement à Lucrèce.
    Mais je rejoins Cédric, même au coeur d’une solitude choisie et relative, celle qui par éthique ne souhaite cautionner, nous demeurons traversés par les pensées et les mots des autres. La solitude absolue est un mythe (Thoreau), et c’est tant mieux.
    Et voyez, je viens vous lire, malgré des opinions parfois diamétralement opposées, car je prise avant tout la libre pensée.

    1. Oui, la solitude absolue n’existe pas, nous sommes tout le temps en face de « quelqu’un » – ne serait-ce que nous même… Seuls les morts sont dans une solitude véritable(?) Mais qu’en savons-nous?

  5. francøise says:

    En ces temps selfieux obnubilés par le vivrensemble à marches forcées/ment blanches…

    – Mais c’est qu’il est extrêmement grossier d’exprimer son besoin de solitude!! D’ailleurs vous le savez bien, il est des familles où le dernier refuge est précisément le lieu où l’on fait ses besoins…
    Dire en toute simplicité « je préfère être seul » à quelque énième absurde invitation-à-manger-et-s’emmerder-ensemble pendant 2 ou 3 heures (sans pouvoir sortir de table ni bouquiner!?) relève de la plus haute trahison au genre si aimablement humain.
    A lire la surprise, puis l’incrédulité, et bien vite le reproche (traversé m’a-t-il parfois semblé d’un terrible éclair d’envie) dans l’œil et sur la mine consternés du gentil organisateur de convivialité, on peut s’inquiéter à juste titre de quelque forme de représailles en termes d’estime et de réputation.
    On a fait ni plus ni moins l’expérience d’une sorte d' »outing » en rompant le garde à vous de la convenance sociale.
    En affirmant tranquillement, avec bonheur, le droit à la solitude comme à l’un des droits élémentaires de l’homme. Et de la femme. Et de l’enfant.

    -Merci à vous pour ces beaux textes, et aussi aux commentaires.
    J’aime beaucoup Pascal Quignard, même s’il m’arrive parfois de peiner à le suivre, faute de culture équivalente sans doute. En revanche, accord quasi siamois, une fois de plus, avec chaque mot de chaque phrase de Glen Gould.
    Enfin, lors d’une lecture récente, ceci, sur un autre ton et assez subtil: « Mon sentiment de solitude ne se résume pas à l’isolement. Il est lié à ce qui m’habite quand je me retrouve seul. Je ne sais pas comment rester seul avec tout ce qui peuple ma solitude. » (Jon Bauer, « Des cailloux dans le ventre »).

    1. Merci pour ce beau commentaire. Visiblement vous faites partie de ceux/celles qui ne sont pas embarrassé(e)s de « rester seul(e) avec tout ce qui peuple leur solitude ».
       » Le droit à la solitude comme à l’un des droits élémentaires de l’homme »: oui, oui!!! 🙂

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Patrick Corneau