Jean-Léon Gérôme« Les grandes questions, les intitulés trop vastes ont toujours eu le don de me rendre muet. La poésie m’a sauvé la mise, sans parler de Montaigne, qui se rappelle qu’on voit grand par le petit bout de la lor­gnette, et qui n’oublie jamais la leçon de ce vieux pro­verbe: Qui trop embrasse mal étreint.
À vrai dire, seuls les philosophes autoproclamés des médias, successeurs des conférenciers mondains, osent encore parler de Dieu, du bonheur, du bien et du mal ou du temps. Entraînés depuis l’adolescence à la dissertation, ils continuent de pratiquer cet exercice académique, comme s’ils avaient un seul outil à leur disposition, ou comme s’ils n’avaient pas lu le début de Tristes tropiques. Ou comme si, après l’avoir lu, ils avaient été insensibles à la caricature qu’en fait Lévi-Strauss, insensibles aux travers qu’il dénonce en les exagérant, pour justifier son changement de cap.
Car c’est pour rompre avec cette gymnastique intel­lectuelle parfaitement rodée mais parfaitement vaine, et pour échapper à un enseignement de la philoso­phie qu’il n’envisage que parfaitement répétitif, que Lévi-Strauss accepte un poste à São Paulo, avec des excursions dans la forêt amazonienne qui entraîne­ront les conséquences que l’on sait. Il n’a pas de mots assez durs pour condamner cet exercice grâce auquel « tout problème, grave ou futile, peut être liquidé par l’application d’une méthode, toujours identique, qui consiste à opposer deux vues traditionnelles de la question; à introduire la première par les justifications du sens commun, puis à les détruire au moyen de la seconde; enfin à les renvoyer dos à dos grâce à une troisième qui révèle le caractère également partiel des deux autres, ramenées par des artifices de vocabulaire aux aspects complémentaires d’une même réalité: forme et fond, contenant et contenu, être et paraître, continu et discontinu, essence et existence, etc. Ces exercices deviennent vite verbaux, fondés sur un art du calembour qui prend la place de la réflexion; les assonances entre les termes, les homophonies et les ambiguïtés fournissant progressivement la matière de ces coups de théâtre spéculatifs à l’ingéniosité desquels se reconnaissent les bons travaux philoso­phiques ». L’honnêteté obligerait à dire: les mauvais travaux philosophiques, mais Lévi-Strauss a besoin de cette charge pour se situer au-dessus de la mêlée, par superbe et provocation autant que par nécessité.
Il n’est pas le seul à dénoncer ces travers, ni à cher­cher des remèdes. Pour lui ce sera l’ethnographie, pour Canguilhem ce sera la médecine, comme Starobinski et Foucault un peu plus tard. Pour Dumézil ce sera la linguistique, et les mythes suivis à la trace. Cha­cun à sa façon renoue avec l’esprit scientifique tel que le définit Bachelard, et une démarche qui commence par une ascèse: s’instruire sur des systèmes isolés ».

Gérard Macé, La carte de l’empire, Pensées simples II, Gallimard, 2014.

ferlimortar11Ce texte me remet dans la décision que j’avais prise (et la légitime rétrospectivement), il y a un peu plus de quarante ans de « changer de cap » et d’opter pour l’étude des Lettres après avoir tâté (non sans un réel bénéfice intellectuel) en khâgne de philosophie au sacro-saint exercice de la dissertation. De philosophie, on n’en faisait point car tout était subordonné à la « question » du concours. Et à la faculté, la philosophie se résumait à l’enseignement de son histoire.

Illustration: « Vérité sortant du puits armée de son martinet pour châtier l’humanité », de Jean-Léon Gérôme, 1896.

  1. Breuning Liliane says:

    Merci, cher Lorgnon, de nous remettre de temps en temps à l’esprit à quel point Gérard Macé est précieux dans le paysage des idées en France. Bien à vous. Liliane Breuning

Répondre à lorgnonmelancoliqueAnnuler la réponse.

Patrick Corneau