LP-etrangerferli4On a donné le Goncourt à Madame Salvayre qui est une écrivaine sympathique, tout ce qu’il y a d’honorable dans le petit monde des14d9e124d9c6852d965f6f340044f7ce_XL Lettres parisiennes et du marigot médiatique. On a préféré sa bobine télégénique à celle de Kamel Daoud, rêche, fière, pas vraiment souriante, dont le français extrêmement châtié (que l’on entend plus autour de nous) avec sa pointe d’accent oranais détonne devant des micros attentifs et un peu condescendants des journalistes. Les jurés se seraient honorés d’attribuer ce prix à un fils de la Méditerranée, originaire de ce « là-bas » qui nous aime et qui nous « haine »… pour un livre magnifique, puissant, courageux, véridique à en faire mal – mais cette douleur est belle et nous la partageons, elle honore cet homme, le peuple algérien et sa culture.
Il faut lire Meursault, contre-enquête, la pierre qui manque à L’Étranger (et peut-être le petit caillou dans la semelle du cheminement de la renommée?), qui manquera à jamais au monument camusien.
Par le regard sans concession qu’il porte sur l’Algérie d’aujourd’hui (« entre Allah et ennui »), on se demande si le narrateur de ce « roman » n’est pas un Meursault oranais, un Étranger-bis dans son propre pays. Issue pour le moins étonnante de cette contre-enquête qui, à la faveur d’une fraternité retrouvée, finit par réunir (réconcilier?) les protagonistes dans le même et étrange destin…

« Songes-y, c’est l’un des livres les plus lus au monde, mon frère aurait pu être célèbre si ton auteur avait seulement daigné lui attribuer un prénom, H’med ou Kaddour ou Hammou, juste un prénom, bon sang! M ma aurait pu avoir une pension de veuve de mar­tyr et moi un frère connu et reconnu au sujet duquel j’aurais pu crâner. Mais non, il ne l’a pas nommé, parce que sinon, mon frère aurait posé un problème de conscience à l’assassin: on ne tue pas un homme facilement quand il a un prénom.854869
Reprenons. Il faut toujours reprendre et reve­nir aux fondamentaux. Un Français tue un Arabe allongé sur une plage déserte. Il est quatorze heures, c’est l’été 1942. Cinq coups de feu suivis d’un pro­cès. L’assassin est condamné à mort pour avoir mal enterré sa mère et avoir parlé d’elle avec une trop grande indifférence. Techniquement, le meurtre est dû au soleil ou à de l’oisiveté pure. Sur la demande d’un proxénète nommé Raymond et qui en veut à une pute, ton héros écrit une lettre de menace, l’histoire dégénère puis semble se résoudre par un meurtre. L’Arabe est tué parce que l’assassin croit qu’il veut venger la prostituée, ou peut-être parce qu’il ose insolemment faire la sieste. Cela te déstabi­lise, hein, que je résume ainsi ton livre? C’est pour­tant la vérité nue. Tout le reste n’est que fioritures, dues au génie de ton écrivain. Ensuite, personne ne s’inquiète de l’Arabe, de sa famille, de son peuple. A sa sortie de prison, l’assassin écrit un livre qui devient célèbre où il raconte comment il a tenu tête à son Dieu, à un prêtre et à l’absurde. Tu peux retourner cette histoire dans tous les sens, elle ne tient pas la route. C’est l’histoire d’un crime, mais l’Arabe n’y est même pas tué – enfin, il l’est à peine, il l’est du bout des doigts. C’est lui, le deuxième personnage le plus important, mais il n’a ni nom, ni visage, ni paroles. Tu y comprends quelque chose, toi, l’universitaire? Cette histoire est absurde! C’est un mensonge cousu de fil blanc. Prends un autre verre, je te l’offre. »
Kamel Daoud, Meursault, contre-enquête, Actes sud.

Illustrations: Livre de Poche, Éditions Actes Sud.

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Patrick Corneau