Capturehmorganlettrine2Dans le mouvement extraordinairement habité de la voyageuse Marguerite Yourcenar, soudain un arrêt, un moment suspendu pour dire le bonheur d’être là, dans une simple chambre, à Tokyo, avec pour seul témoin de cet instant de grâce, la réplique de la tour Eiffel…

« Il est tard. Le parking tout en bas est à peu près vide. Les lumières sont rares; et la tour Eiffel miniature au fond, équivalent dans le sens opposé des « japonaiseries » du XIXe siècle en Europe, n’a plus qu’une petite pointe rouge à son faîte.
Dans cette chambre banale, sans lien avec le passé et l’avenir (et pour cette raison on est davantage soi), au milieu d’une journée ou d’une nuit quelconque, ce miracle qui tout à coup s’accomplit, cette grâce qui parfois descend : non pas un instant de bonheur, car le bonheur ne se compte pas par instants, mais la soudaine conscience que le bonheur nous habite. Les objets qui composent la vie rangée soudain dans un autre ordre tournent vers nous leur face ensoleillée. Transport de l’esprit et des sens (Baudelaire ne s’est pas trompé), lévitation durant laquelle l’âme flotte comme sur un nuage d’or. Ainsi, en avion, les formidables nuées sous lesquelles étouffe la terre deviennent sous nous d’étincelants glaciers blancs et bleus. Bonheur pur qui à d’autres moments pourrait aussi bien être pur malheur. Il suffirait que les mêmes éléments tournassent vers nous leur face sombre. Dans les deux cas, il y a plénitude, mais celle du bonheur est solaire.
La tour Eiffel authentique et son simili à Tokyo ne sont qu’un décor sous lequel le chaos subsiste. Mais le bonheur, s’il survient, donne brièvement un sens aux choses: une parcelle au moins se sent libérée, sauvée. Dans le malheur, pour autant l’on le peut, le courage tient lieu de soleil. »
Marguerite Yourcenar, « Bonheur, malheur » in Le tour de la prison, folio 5584, Gallimard.

Illustration: photographie ©Lelorgnonmélancolique.

  1. Pascal says:

    Une remarque en ce qui concerne le très beau texte de Yourcenar : la tour Eiffel dont il s’agit (« la tour Eiffel miniature au fond ») se situe à Tokyo et non à Paris. Le Tour de la prison est en effet un récit de voyage au Japon.

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Patrick Corneau