Leurs yeux sont ouverts mais ils ne nous regardent pas. Nous cherchons en vain à établir une passerelle entre les leurs et les nôtres (les garçons de café excellent dans ce jeu quand ils ne désirent pas servir une table). Nous déplaçons notre angle d’attaque, notre prise à droite, puis à gauche… En vain, la cible se dérobe et quand par bonheur nous la rencontrons, nous tombons sur un globe gélatineux, glauque, sur une masse incertaine, opaque. Nous serions tentés de prendre ce passager pour un malvoyant. À le considérer avec plus d’acuité, nous nous apercevons que ce monsieur, cette dame ne sont pas des aveugles. Les lèvres ne tremblent pas, le cou ne se plisse pas, les épaules ne se déplacent pas comme ceux d’un aveugle. Simplement, il, elle a peur. Se renfonce dans son quant-à-soi, se claquemure dans son for intérieur et le smartphone ou les écouteurs ne sont pas des auxiliaires de trop… Cette défilade que l’on se plaît à critiquer comme une forme d’individualisme, comme un désintérêt à l’égard d’autrui, nous délivre du regard frontal, de la baudelairienne « tyrannie de la face humaine ». Mon regard s’échappe vers les hauteurs, dans la béance des fenêtres, ou s’obnubile sur mon écran-hochet, je fais savoir que je n’y suis pour personne, que des tâches urgentes m’occupent ou m’attendent. Nous maintenons à distance l’autre et il faudrait un événement majeur – que dis-je, une catastrophe, un déraillement, un attentat pour que nous prenions langue ensemble… Nous nous sommes croisés dans ce compartiment. Puis chacun de nous vaquera à sa vie, à ses affaires. Par le fait du hasard ou de nos horaires, nous nous croiserons peut-être à nouveau avant de reposer chacun dans notre domicile.
Illustration: photographie Flickr/ »Julien – Photos ».
Après avoir lu votre billet, je suis tombé sur cette vidéo :
J’ai fait le parallèle et j’avais envie de vous la partager. 🙂
Merci Cédric, très touchant, vraiment (semble l’illustration parfaite du « Donne et il te sera donné » de Qui vous savez)! On peut dire que vous, vous avez un œil – et pas de ceux qu’on rencontre habituellement dans le métro… 🙂
Tenez, voici une autre vidéo sur laquelle je retombe à l’instant après l’avoir visionnée il y a quelques mois.
C’est une sorte de slam en images que je trouve très bien fait. Quant au fond, je ne suis pas totalement d’accord, car par ces outils informatiques on rencontre des gens qu’on aurait probablement jamais rencontré par d’autres moyens… 😉
Autant prendre le meilleur des deux mondes, qui sont à mes yeux autant vrais l’un que l’autre, ou autant une illusion l’un que l’autre. 😉
Merci! Lu, vu et approuvé (votre position). 🙂
Après avoir visionné la dernière vidéo, et lisant en ce moment Antonio Porchia, soudainement ce document entre en résonance avec 2 fragments de Porchia:
« Etre, c’est s’obliger à être. Et s’obliger à être, c’est
s’obliger à être. Ce n’est pas être. »
Et puis:
« Oui, je comprends, je comprends, mais… Et pourquoi
est-ce que je comprends ? Oui, je voudrais comprendre
pourquoi je comprends. »
Merci de me faire découvrir cet auteur, ce que vous partagez ainsi que quelques aphorismes que j’ai pu trouver sur sa page wikipédia me parlent.
Je ne suis pas surpris que Porchia vous parle. Lisez « Voix » chez Fayard (absolument sublime mais un peu difficile à trouver), sinon la collection PO&PSY chez ERES (Toulouse) a publié l’œuvre complète intitulée « Voix réunies » en bilingue dans une traduction de Danielle Faugeras. Bonne découverte! 🙂
J’ai bien aimé la vidéo de Cédric, l’idée aussi que, le matin même, le vieux ne se doutait de rien, il ne se doutait pas qu’il trouverait cette perle rare sur sa route, l’inattendu de cette rencontre éphémère avec les 3 musiciens.
Me revient en mémoire un texte dit par Julos Beaucarne, de sa voix tellement proche, une voix qui nous aime bien, dans un de ses disques :
« Ses yeux restaient devant les miens
Ils ne voulaient pas s’en aller
Je leur disais « Allez-vous-en ! »
Ils restaient là comme s’ils étaient plantés
Alors, je les ai chassés à coups de bâton, à coups de pieds
Mais il suffisait de les chasser pour les voir arriver au grand galop
Pour les voir se replanter devant mes propres yeux, devant mon propre nez
Alors, j’ai été chercher de l’ail
J’ai pelé des oignons et je les ai fait pleurer
Mais les yeux restaient
Ils avaient pris racine
Ils ne voulaient pas s’en aller
Alors, comme je voyais bien que je ne pourrais pas les chasser
Je les ai laissés entrer chez moi
Ils ont mangé à ma table mon pain et ont partagé tout ce que j’avais
Et surtout tout ce que je n’avais pas
Alors, ces yeux-là sont devenus les miens
Et les miens sont devenus ceux-là »
suivi de « voyez comme il est bon, comme il est doux …. »
Tout va mal, mais il n’est pas interdit de s’attendrir un peu,
Bien à vous,
Catherine
Merci pour ce texte de Julios Beaucarne, un poète (et humoriste) léger, sensible, un peu oublié. ☺️