hmorganlettrine2Depuis que la littérature est devenu un produit culturel formaté à l’aune de la table rase et de la tyrannie du spectacle, la lecture est devenue un exercice hasardeux où l’anomie règne. Les vrais, les bons lecteurs se font rares. Jean-Marie Laclavetine fors de son expérience d’écrivain et surtout d’éditeur au comité de lecture des Éditions Gallimard en est un. Son regard s’il n’est pas totalement désespéré est informé et éclairant, il donne quelques repères pour reprendre goût.

« L’écrivain est une sorte de friche ambulante, un trou sans fond, une chambre noire, un quark de dimensions modestes, assez peu visible à l’œil nu, une taupe qui ne se pose pas de questions sur le remembrement. « Ce que je fais m’apprend ce que je cherche », disait Klee. À un correspondant, écrivain singulier qui professait de fortes certitudes sur la littérature, sur ceux qui ont le droit d’en être et ceux qui devraient être excommuniés sur-le-champ, je répondis naguère par une métaphore, qui ne vaut que ce qu’elle vaut: ‘La Pension Littérature est assez grande et biscornue pour loger tous ceux qui ont envie d’y vivre, n’est-ce pas? Elle dispose de recoins sombres, de vastes galeries, de salons bourgeois et d’ateliers de peintres, de caves beckettiennes et de greniers gracquiens; et les cloisons n’y sont que des idées de cloisons. On peut y habiter seul ou en communauté, garder fenêtre ouverte ou volets clos. On peut avoir des idées précises, voire des théories structurées sur la façon dont il est souhaitable que la maison soit habitée et entretenue,livres2 ou refuser de lire le règlement de copropriété. On peut vouloir la transformer en temple ou en phare, en maison du peuple ou en club privé (bien que la porte d’entrée n’ait pas de serrure), en péage de douane ou en cabane de berger, en bibliothèque centrale ou en laboratoire. Il arrive que le tagueur de l’entresol se castagne avec l’oulipien du troisième, lequel a des envies de pendre le poète lyrique (selon lui indûment logé à l’étage noble) avec les tripes de l’auteur de best-sellers (que tout le monde déteste, mais qui paie les notes de chauffage). Malgré cela, une même certitude habite tous les pensionnaires: celle que ni la municipalité, ni le syndic, ni le Marché, ni la police des mœurs, ni l’archevêque, le rabbin ou l’imam, ni la Pédagogie Nationale, ni le grand Conseil des Familles n’y ont le moindre droit de remontrance, suggestion, autorisation, sanction, admonestation, encouragement, consultation, juridiction. La pension est un territoire libéré — le seul, à vrai dire, de toute la cité. Ses portes sont ouvertes à tous et à tous vents. On ne peut lui reprocher d’être un lieu de désordre, puisque c’est sa raison d’être.’
Mais peut-être, comme le prédit Philip Roth, n’y aura-t-il bientôt plus d’autre place pour les écrivains et pour les lecteurs que dans les catacombes d’un troisième millénaire qui aura perdu le goût des livres. Quand nous nous y retrouverons, nous évoquerons le temps où la beauté existait encore, et où la littérature était une de ses voix. »
Jean-Marie Laclavetine, « Petit éloge de Sam, Robert et quelques oiseaux », Petit éloge du temps présent,  Folio 2.

Illustration: photographie de Claire Rosen.

  1. Laurent says:

    Merci pour cet extrait savoureux. Je m’en agaçais en feuilletant les dernières éditions du supplément livres du quotidien vespéral : que de mauvais guides, que de fausses valeurs, que de tromperies… L’avez-vous remarqué, cet hiver, la tendance est au fait de société, au témoignage ensociologisé et vaguement fictionnalisé ? Plus d’autofiction, mais de minuscules choses vues… On découvre la pauvreté picarde et le supermarché ! Merveilleux ! Nos chers journalistes culturels sont partis à la découverte du « pays réel », par tamis clichesque interposé. Je ne suis pas certain que tout cela rende beaucoup de service à la littérature (car ça se vend…).

  2. alainx says:

    Il y a pourtant encore d’excellents lecteurs. Moi par exemple !
    Je lis même Amélie Nothomb !
    Et puis, question fiction (pour répondre à Laurent), il y a quand même les excellentes intrigues de Guillaume Musso. Enfin ça doit sûrement être excellent, puisque ça se vend beaucoup…

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Patrick Corneau