HundertwasserferliprotsDans un essai aussi surprenant que séduisant, Peter Handke nous invite à une célébration du Lieu Tranquille. Entendez par là le « petit coin », mais pas seulement! Ce sont ces lieux, souvent publiques dans lesquels, échappant à la surveillance généralisée et à la perversité sans contrôle de l’omniconnectivité, les âmes discrètes (selon l’acception de Pierre Zaoui) trouvent le retrait nécessaire à un ressourcement, à un recentrement où s’originera un regard neuf, privilégié sur le monde « tel qu’il est », l’invention de soi et la possible chance d’une impulsion créative (« ça prend forme »).
L’écrivain Renaud Camus – dont je ne partage pas toutes les prises de position – estime que la civilisation a été créée pour permettre la solitude. L’une des grandeurs du libéralisme, reconnaissons-le, est d’inclure parmi ses propriétés celle de l’indépendance individuelle et donc celle de pouvoir se mettre à l’écart de ce qui provoque en soi toutes formes d’inquiétudes ou d’asservissements. Or, comme l’écrit Pierre Zaoui dans son opuscule La discrétion ou l’art de disparaître, « il faut un espace public pour que l’âme discrète puisse s’en retirer [et surtout, selon nous, s’y déconnecter de tous les réseaux], mais il faut des âmes discrètes pour le préserver de sa destruction programmée. » Cet essai profondément civilisé de l’écrivain autrichien est un appel aux âmes discrètes.

« Il est temps de mettre les choses au clair: les lieux tranquilles, tels et tels, ne m’ont pas seulement servi de refuge, d’asile, de cachette, de protection, de retrait, de solitude. Certes ils étaient aussi cela, dès le début. Mais ils étaient, dès le début aussi, quelque chose de fondamentalement différent; davantage; bien davantage. Et c’est avant tout ce fondamentalement différent, ce bien davantage qui m’ont poussé à tenter ici, les mettant par écrit, d’y apporter un peu de clarté, parcellaire comme il se doit.

(…) Plus sérieusement: ce lieu-là était à soi seul un événement qui vous sautait aux yeux, non seulement comme le lieu géométrique de la lunette des toilettes, du socle, du réservoir d’eau, des boutons-poussoirs, de la tuyauterie, du lavabo, du robinet, etc., mais, bien plus encore, de toutes les autres formes géométriques, tout autrement utiles, vitales, profitables et bénies, par-delà ce petit coin, par-delà ce mustarâch (en arabe), ce lieu de quiétude, sur la grande sphère qu’on appelait autrefois « le globe terrestre». ‘Aeï ho theôs geométrei’: Cette inscription grecque au fronton d’une vieille demeure me poursuit sans relâche, et je la traduis ainsi: ‘Le Dieu géométrise perpétuellement’ (= il arpente la terre). Ou bien, pour ceux qui voudraient qu’on évince le ‘Dieu’, ainsi que ce verbe barbare et même le ‘perpétuellement’: Ça prend forme.
Oui, c’est bien entre autres dans les Lieux Tranquilles, avec leur géométrie concentrée, que ‘ça prend forme’ à mes yeux, et plus efficacement que dans la plupart des autres lieux de ce genre, petites pièces vouées au calme, repaires d’ermites dans les déserts, cellules silencieuses, bunkers où l’on procède à des bombardements d’électrons, de neutrons ou de je ne sais quoi, aujourd’hui tout du moins, et, en plus de leur utilité naturelle, ils s’avèrent tout autrement utiles encore, une utilité bien différente de celle de n’importe quelle Silicon Valley. »
Peter Handke, Essai sur le Lieu Tranquille, Coll. Arcades, Gallimard, 2014.

Illustration: Les toilettes publiques concues par Friedrich Hundertwasser pour la ville de Kawakawa en Nouvelle Zélande (photographie de Adair Broughton/Flickr)

  1. Alfonso says:

    J’étais entrain de lire dans un lieu intime un formidable commentaire de Paul Audi sur ce qu’il est convenu d’appeler L’éloge du tabac que l’on trouve au tout début de la comédie de Molière : Dom Juan.
    (Ce commentaire: La riposte de Molière doit se lire comme un roman : il se trouve dans la partie Mises en Abymes du livre de Paul Audi : Créer/Ethique/Esthétique).
    J’étais entrain de lire… et je tombe sur votre texte : il est intéressant de savoir où naissent quelquefois les trucs sous les fronts des hommes, là par exemple :
    . L’été
    Surtout, vaincu, stupide, il était entêté
    À se renfermer dans la fraîcheur des latrines :
    Il pensait là, tranquille et livrant ses narines.

    Chère Carole : j’ai plein de choses à vous dire. Il y a un truc de 31 secondes avec votre voix ( Hypocrite lecteur, mon semblable, mon frère) : il y a un orchestre qui s’accorde et

  2. Alf says:

    Le lieu tranquille peut ne pas être un lieu géographique : il peut prendre forme n’importe où sous le ciel protecteur : c’est un bon moment.

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Patrick Corneau