Les gens qui lisent m’intéressent davantage que ceux qui scrutent leur smartphone* – hélas, plus nombreux. Le lecteur est quelqu’un de solitaire, silencieux, concentré, immobile, absent. Sa présence dans la ville, dans les lieux publics, les transports est un gage de paix, un élément rassérénant, un facteur de ralentissement, une échappée mystérieuse vers des mondes autres qui nous seront à jamais cachés. Les lecteurs sont des ovnis, des zombies, des Zelig, des Passe-muraille, des Invisibles… Ils sont là pour personne.
Lire c’est entrer dans l’espace de la discrétion. Vous cessez subitement d’être ceci ou cela, vos qualités publiques s’effacent, vous déposez dans l’acte (le transport) de lecture votre individualité, votre singularité, votre particularité. Cet art de disparaître est plaisant pour le lecteur et troublant pour autrui.

« Lire est de même se retirer du monde, peu ou prou, s’approcher de la fontaine, traiter de pair à compagnon avec la nuit. « Je n’y suis pas », dit l’homme qui lit: je suis sorti de moi par l’œil, le souffle et la virgule, ce corps n’est celui de personne, respectez-le comme tel, vous avez raison d’avoir peur. Toute phrase est une clef des champs. »
Renaud Camus, Onze sites mineurs pour des promenades d’arrière-saison en Lomagne, P.O.L., 2013.

*Inutile de préciser que les lecteurs de « liseuse » m’intéressent autant que les tripoteurs de smartphone.

Illustration: photographie ©Lelorgnonmélancolique.

  1. catherine says:

    Il m’a été offert un beau livre « Les femmes qui lisent sont dangereuses » de Laure Adler & Stefan Bollman, qui évoque cet acte intime qu’est la lecture au féminin, avec une soixantaine de peintures représentant des femmes lisant, dangereuses en cela qu’elles échappent à toute volonté extérieure, elles ne sont là pour personne comme vous le dites si bien.
    Bien à vous,
    Catherine

  2. Laurent says:

    Cette distance, dont vous parlez avec justesse, ce retrait du monde attisent notre curiosité, nous troublent. Quelle est la raison de ce retrait ? Que peut-il/elle lire ? N’avons-nous pas tous fait l’expérience, dans les transports, d’avoir devant nous un lecteur ou une lectrice plongé(e) dans un livre inconnu, dont nous n’arrivions pas à lire le titre ? Quel agacement que ce volume mystérieux, dont nous tentons maladroitement de déchiffrer quelques caractères, dans les cahots d’un train ou d’un métro. Être discret, suffisamment pour ne pas déranger, ne pas indisposer et parvenir, en même temps, à en apprendre suffisamment pour satisfaire sa curiosité… Je me souviens d’un jeune cadre croisé dans le métro un matin. J’attendais de lui un blackberry, il sortit un Pléiade. Que d’efforts je dus déployer pour découvrir ce qu’il lisait ! (Balzac, le volume où figure Le contrat de mariage)
    Si la lecture est un art, elle est aussi un spectacle. Certains nous montrent ce qu’ils lisent, d’autres nous le cachent ; revendiquer ou dissimuler ? afficher ou cacher ? Et quand nous savons enfin ce qu’ils lisent, qu’en pensons-nous ? Est-ce cohérent avec leur attitude, avec nos préjugés ? Cette jeune femme, nous attendions-nous à la voir lire Faulkner ? Ce jeune homme est-il vraiment en train de lire Jean Clair ? Pourquoi cette femme-là lit-elle donc cet horrible pensum ? Qu’y trouve-t-elle ? Et pourquoi ai-je donc levé le nez de mon livre pour observer mes contemporains ? Me plaît-il tant que ça ? Quelle belle lecture « sociale » nous pouvons faire du spectacle de ces lecteurs plongés dans leurs ouvrages !

  3. GUDULE says:

    Enfant, j’étais une lectrice folle. Cela mettait ma mère hors d’elle, car elle avait un grand principe : « Une femme qui lit, c’est la mort du ménage ». J’étais donc obligée de me cacher pour m’adonner à mon « vice ». Transgressant ces préjugés d’un autre âge, j’ai néanmoins continué à lire, et je m’en porte bien (tant pis pour le ménage : entre livres et balais, mon choix n’a pas varié avec le temps.) Mon cerveau, en revanche, y a trouvé son compte. C’est ce que je souhaite à tous les individus, et à toutes les femmes en particulier, quelque soit leur âge ou leur culture.

Répondre à catherineAnnuler la réponse.

Patrick Corneau