De mémoire de spectateur cela ne m’était jamais arrivé. En sortant de Gravity, j’ai été tenté de faire le tour du pâté de maisons pour me remettre dans la file d’attente de la séance suivante.
Je ne vais donc y aller par quatre chemins: ce film est énorme! C’est sans doute un des plus grands films de l’histoire du cinéma. On peut dire qu’il est sublime au sens kantien du terme: il se distingue du beau en ce sens qu’il « dépasse » ou excède notre entendement. A ce titre, il mériterait amplement un ou plusieurs oscars.
Alfonso Cuarón a inventé quelque chose qui pourra passer inaperçu dans le feu du spectacle et sa splendeur horrifique mais qui est aussi important – je pèse mes mots – que l’invention de la perspective par Brunelleschi en 1416: l’œil ubiquitaire, l’œil de Dieu, l’œil-caméra qui grâce à la technologie numérique (la 3D a rarement été aussi justifiée) voit devant et derrière, à l’intérieur et à l’extérieur, en panoramique comme en loupe, sans césure, sans hiatus en longs plans-séquences d’une fluidité magique où l’on passe sans transition (donc) de la vision subjective (celle du spationaute derrière la visière de son casque) à la vision objective totalisante (nous, le réalisateur, Dieu…) avec l’inclusion d’effets de compression-distension du temps tel qu’on en vit dans les rêves, les peurs paniques… Grandiose. On pourra ergoter sur la minceur du « message » proposé par le scénario, son manque de « vision » et battre le rappel des classiques, l’herméticité heideggerienne de Kubrick et son 2001: l’Odyssée de l’espace, ou la spiritualité funèbre de Tarkowski avec Solaris. Et alors? Le mérite d’Alfonso Cuarón est précisément de s’en éloigner et de proposer SA référence: un réalisme visuel époustouflant (la virtuosité technique est d’autant plus réussie qu’elle se fait ici totalement oublier) d’une part, et un vérisme psychologique d’autre part, avec des personnages humains (trop humains?). Pour une fois, nous n’avons pas affaire à des « battants » siliconés de space-fiction-comics ou de blockbusters: la spationaute (Sandra Bullock) est un peu dépressive, son collègue le commandant de la navette, Matt Kowalsky (George Clooney), un vieux briscard de la NASA, est un peu satisfait de lui-même, un peu blasé (il accomplit sa dernière mission), un peu radoteur (son humour ne vole pas haut, même à 400km d’altitude…).
Au fond, la séquence la plus forte du film (symboliquement parlant) n’est-elle pas à la fin, lorsque l’héroïne ayant échappé à la noyade dans sa capsule au fond d’un lac perdu de la Taïga (ne parlons pas de la succession d’horreurs provoquées par cette pluie de débris à laquelle elle vient miraculeusement d’échapper dans l’espace), regagne à la nage la rive, y tombe à plat ventre et baise la terre ferme, ses mains agrippant le sable humide, entre terre, air et eau, comme un hommage à ce milieu, ce tréfonds (l’Urgrund originaire heideggerien?) d’où notre espèce a surgi et qui nous attire irrésistiblement, nous les terriens, pour le meilleur comme pour le pire. Elle parvient alors à se relever, et seule, victorieuse, elle s’avance alors avec la démarche hésitante d’un bébé (effet du retour dans le champ de gravité) sur Gaïa, la « terre-mère ». Peut-être (espérons-le) vers un nouveau destin qu’un Gravity 2 nous offrira.

[Pour clarifier les appréciations des différents ouvrages, films ou expositions que vous pourrez découvrir ici, voici l’échelle d’accommodation du Lorgnon:
LU & APPROUVÉ (top-top! INCONTOURNABLE)
LU & APPROUVÉ (superbe!)
LU & APPROUVÉ (bien)

LU & APPROUVÉ (pas mal…)

ÉVITABLE (sortir votre plan B)

LU & DÉSAPPROUVÉ (à fuir!!!)]

Tant qu’il y aura de la vie, il y aura des films.

Illustration: Photographie ©Reality Media/Warner Bros./Heyday Films.

  1. Cédric says:

    Bien que je ne vais plus au cinéma depuis des années (la dernière fois ça devait être il y a 4 ans pour Avatar, qui ne m’a d’ailleurs pas laissé un grand souvenir) vous me donnez envie d’aller voir ce film ! 🙂

    Mon plus grand souvenir de cinéma ce fut Matrix (le premier, les deux autres je ne les ai même pas regardés en entier à la télé), j’avais 19 ans, en sortant de la séance, j’avais envie de faire des bons de dix mètres dans la rue, car il était évident que ce monde n’était qu’une matrice et qu’il n’y avait qu’une chose à faire : se réveiller. 😉

  2. Serge says:

    Vous êtes de bon conseil. J’en sors et j’en suis encore tout ébaubi.
    Grâce à vous j’ai découvert Pla et son « Cahier gris ».

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Patrick Corneau