« Malheureusement je n’éprouve pas le besoin d’agir. Je n’éprouve pas la fascination du tourbillon ni même la curiosité de me l’imaginer […] La rivière suit son cours, et tout me pousse à rester tranquillement assis sur la berge. »

« Moi, j’ai toujours préféré perdre mon temps à observer, à écouter, ou à lire. »

 « Observer le ciel, écouter les hirondelles, rêvasser, contempler l’imprécision de la vie des choses, calme les nerfs. La jeunesse est triste car à cet âge — me semble-t-il — on n’est réceptif qu’aux choses abstraites, c’est-à-dire, à ce qui n’est rien du tout. »

Lisant ces lignes, comment ne pas tomber amoureux de l’écrivain catalan Josep Pla (1897-1981)? Le Cahier gris* dont elles sont extraites est un journal commencé à l’âge de vingt et un ans et publié pour la première fois en 1966 après plusieurs réécritures. D’un lecteur de sa connaissance dont il nous dit : « mais il est sûr qu’il est passionné par les livres fins et délicats, marqués sentimentalement, très peu de mouvements, des personnages qui ne peuvent prendre les choses que du bout des doigts — le tout enveloppé d’un peu de lune », on peut le lire comme un portrait indirect de l’auteur même.
Tout dans ce journal où se développe une surprenante et finement ironique esthétique de la banalité est délicieux. Josep Pla est quelqu’un qui aime la simplicité des choses, leur modeste concrétude quitte à proférer des platitudes qui s’avèrent être absolument savoureuses: « L’été, les fêtes semblent plus lumineuses que l’hiver. » Ou: « Les jours où il fait gris, le paysage acquiert d’indescriptibles finesses. » Le propos parfois est à la limite de la loufoquerie, ainsi cette remarque sur les machines: « Mais, aussi perfectionnées soient-elles, je ne pense pas que ces machines parviennent à réaliser les mouvements très curieux, fort gracieux, indescriptiblement amusants que font les oreilles des chats (surtout celles des chatons) » ou bien cette remarque en passant sur le roman: « Les romans sont la littérature de jeunesse des personnes adultes ».
Josep pla n’aime pas les littérateurs qui ont tendance à « sortir les violons »: « J’ai une irrépressible propension à me méfier des gens qui se montrent par trop artistes. »
Certaines réflexions sur la littérature ne manquent pas de profondeur: « Les livres nous ont suggéré l’espoir en quelque chose. Ainsi, nous avons attendu des années et des années que quelque chose se produise. Mais que s’est-il vraiment produit? Absolument rien. Rien du tout. Et cela nous a conduits à penser que les livres disent une chose et que la vie en dit une autre, tout à fait différente. […] Que de belles choses peut-on trouver dans les livres! « La vie est ceci et cela et encore cela », expliquent les livres. Mais ensuite les gens font comme si de rien n’était, personne ne produit le moindre effort pour corroborer toutes ces affirmations qu’on trouve dans les livres. » C’est évidemment contre cet écart entre les livres et la vie que lutte avec opiniâtreté et avec efficacité Le Cahier gris. Utiliser l’écriture pour dire ce qui est, tel que c’est, voilà la grande morale de Josep Pla, grand admirateur de Joseph Joubert et surtout de Montaigne dont il a l’indolence et le léger sourire en coin. Le credo de Josep Pla pourrait peut-être se résumer ainsi: « il ne faut pas se laisser entraîner, on doit au contraire arracher au cadre de la mesquinerie humaine et de l’immensité de la vie, cette douce et bienveillante élégie de l’existence. » La mémoire est sans doute ce qui permet le mieux d’exalter cette élégie et Josep Pla – le Cahier gris est plein de souvenirs arrachés à l’amère instabilité de la vie – savait la manier avec un art d’une grande finesse.
Il est temps de lire cette référence catalane incontournable de la littérature moderne traduite dans les principales langues européennes et qui couvre de façon ininterrompue six décennies soit plus de 30 000 pages. Étonnamment, on ne recense que deux ouvrages traduits en France…

* Gallimard, 2013 (nouvelle traduction de Serge Mestre).

Illustration: origine inconnue/Éditions Gallimard.

  1. Cédric says:

    Je vous signale cher Monsieur du Lorgnon, alors que je suis moi-même assis sur la berge, qu’un ‘i’ à pris la place d’un ‘r’ : « …à rester tranquillement assis sur la beige. »

    Si qui est sûr c’est que j’y reste assis, qu’elle soit beige ou d’une autre couleur…

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Patrick Corneau