J’aime prendre l’avion moins pour le transport, court ou long, qu’il me procure d’un lieu à un autre que pour la parenthèse qu’il ouvre dans les habitudes, que pour le hiatus, le temps mort qu’il installe dans nos vies trop affairées. Ce temps nous pouvons choisir de l’occuper à lire un magazine insignifiant, à regarder un film plaisamment idiot (les plus mauvais ne servent qu’à s’endormir). Nous pouvons aussi vouloir le laisser vide pour en goûter la singularité et la nouveauté.
En avion, on est transporté plutôt qu’on ne se transporte d’un endroit à un autre. On se laisse porter par le rythme hypnotique des réacteurs, l’esprit libéré s’élance alors vers de plus hautes sphères. Dans cet état de passivité assez semblable à celui qui précède le sommeil, les liens qui nous rattachent d’ordinaire à l’extérieur, l’attention et la volonté, se défont; ou bien, quand on vole la nuit, c’est le monde même qui disparaît. Dans cette lacune soudaine – comme une distraction, une « absence » qui durerait -, notre pensée, que plus rien ne fixe ni n’arrête, vagabonde. Nous sommes « présents ailleurs », dans un lieu temporel et géométrique secret: dans l’angle mort, au point-repos* (still point) du monde. Des images naissent spontanément dans notre esprit, laissé libre et vacant, allégé du sérieux de l’action. Des images des êtres et des choses qu’on a vus, aimés, rêvés, désirés, en des lieux et des temps souvent fort éloignés les uns des autres resurgissent. Des images silencieuses, précises ou plus floues, proches ou lointaines parfois. Des fragments de notre vie passée, comme des pans d’une fresque aux couleurs effacées ou au contraire très vives se manifestent: le souvenir de la chaleur d’une pierre au soleil sur laquelle on s’est assis, la fraîcheur d’une eau dans laquelle on a nagé ou le timbre d’une voix aimée.
Des images d’une infinie plasticité entrent en résonance, passent l’une dans l’autre selon des transitions insensibles, des nuances subtiles, éveillant entre le passé et le présent des échos encore inaperçus et parfois surprenants, voire dérangeants. Le monde qui surgit dans la mémoire rêveuse du voyageur assis sur son siège est en accord avec le paysage changeant de nuages aux formes variées qui s’offre par le hublot. Des images oniriques ou fantasmagoriques naissent de cet abandon à une beauté qui nous enserre et nous dépasse. Des correspondances s’établissent dont la langue a retenu quelque chose que nous ne savons plus. « Nuance » et « nuage » sont en effet deux mots liés l’un à l’autre par le son et le sens puisqu’ils sont issus du même verbe nuer, un vieux terme aujourd’hui oublié, hors d’usage, et qui signifiait « changer de manière continue et à peine perceptible ».

*Au point-repos du monde qui tourne. Ni chair ni privation de chair;
Ni venant de, ni allant vers; au point-repos, là est la danse;

Mais ni arrêt, ni mouvement.
T.S. Eliot, « Burnt Norton », Quatre Quatuors. Poésie, édition bilingue, trad. de Pierre Leiris, Paris, Le Seuil, 1976, p. 161.

Illustration: publicité American Airlines (1949).

  1. catherine says:

    il y a aussi ce mot quand on voyage en étant transporté, ce mot de « passager », qui évoque bien la légèreté de l’âme qui « nue », qui s’étire dans une douce et rêveuse durée.
    j’aime bien moins conduire qu’être la « passagère »
    bien à vous
    catherine

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Patrick Corneau