En fouillant dans les caisses à livres d’occasion sur le trottoir de la librairie Delamain face à la Comédie Française, il y avait parmi d’anciennes « couvertures blanches » des éditions Gallimard, une plus petite, plus mince, aux pages non coupées et déjà un peu brunies dont le beau titre a attiré mon attention: Où le cœur se partage. C’est un essai lyrique au ton mélancolique de Marcel Arland, vieux jeune homme d’à peine trente ans alors (1927). Ce livre au style un peu compassé, parfois à la limite de l’emphase, fut réédité pas moins de 14 fois (mon édition date de juin 1948 d’où la qualité du papier…). Il eut l’heur d’être salué par Mauriac dans une lettre à l’auteur: « Je pense souvent à vous et m’en veux de ne vous avoir pas écrit après la lecture de Où le cœur se partage. Je l’avais lu d’un œil un peu distrait et rapide. Je l’ai repris un soir, et je me demande si vous n’avez rien écrit de plus direct. Vous y êtes tout entier dans une nudité qui n’est pas ‘misérable’, comme vous l’écrivez – simplement humaine. »
J’en extrais cette méditation désillusionnée sur l’amour qui, mis à part le style (très NRF…) a des accents entre Pascal et Cioran.

« Si je songe à l’amour, je ne sais qui l’emporte en moi, du trouble ou de la pitié. N’est-ce pas un des signes les plus nets de la misère humaine, qu’un être cherche sans cesse dans un autre être un refuge en même temps qu’un complément et un oubli de soi?
Amour, prête-nom conventionnel d’une multitude d’instincts et de sentiments. L’homme qui poursuit une femme, et la poursuit jusqu’à ce qu’il la tienne nue et vibrante sous ses flancs, par quel concert de voix cyniques n’est-il pas poussé, lui qui, décent et craintif, se donne le change et se rassure en les voilant du titre commun d’amour?
C’est avec raison que les religions ne considèrent pas l’amour d’un regard favorable; tout ce qui est gagné pour l’homme est perdu pour Dieu. L’amour, dans une de ses parties les plus essentielles, est une tentative de remplacement de Dieu par la créature.
Car il ne faut pas moins que notre immense besoin d’adoration, pour opérer l’étonnante métamorphose qui est à la base de l’amour des sexes. Quoi donc! cette masse de chair infirme, assujettie aux servitudes naturelles, ces membres pareils à des millions de membres, pareils aux miens, pareils aux vôtres, ce corps où chaque jour fait grandir la décomposition, les voilà soudain mystérieux, voilà qu’ils prennent une valeur merveilleuse, qu’ils paraissent uniques, et qu’il n’y a plus qu’eux sous le ciel, voilà qu’on tremble en les considérant, qu’ils sont l’espace et l’éternité, qu’on n’a plus qu’un désir, qu’un besoin, qu’une soif: les presser contre soi, s’agenouiller devant eux, en tirer sa joie et sa souffrance. Cette bouche, qui n’est pas plus belle que celle des animaux, cette salive, issue des aliments et de la boisson, pour la toucher, pour la goûter, je renoncerais à tout ce qui au monde n’est pas elles. Je regarde les formes de cette main et de ce pied; j’en avais vu de semblables par milliers et je n’y prêtais pas attention; — celles-ci réapparaissent rares et parfaites. Le feu follet qui court derrière ce front, qui ouvre ces yeux, qui fait parler et gesticuler cette marionnette, je m’en émerveille; une parole, un signe de lui m’empliront de détresse ou d’exaltation; il m’est aussi cher que ma vie; je lui subordonne ma vie; j’en tire ma raison d’être. »
Marcel Arland, Où le cœur se partage, Gallimard, 1929.

Illustration: Marcel Arland vers 1929, auteur anonyme.

  1. Cédric says:

    Ce dont il parle là n’est pas l’amour, est tout sauf l’amour. ( Mais évidemment, avec le langage, tout est toujours une question de définition 😉 )

    D’ailleurs, en parlant d’amour, je vous aime, cher Lorgnon !

  2. Louise Blau says:

    Ah, les décarations… Vous lisant il me vint à l’esprit que cela fait bien longtemps que je n’ai pas entendu déclarer :  » cette créature …  » suivi de quelques qualificatifs peu élogieux (;)

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Patrick Corneau