S’il est vrai qu’une ville est un lieu privilégié, une secrète interprétation du monde, mieux: un microscopique modèle de monde, cela doit être particulièrement vrai de Venise, qui n’est point par hasard une ville qui exige essentiellement d’être regardée; et il est possible que le regard ainsi évoqué soit plus sombre et plus invasif qu’il ne le paraît; en tout cas, qu’il ne soit pas un regard purement esthétique. Je pense que Venise est touchée, peut-être affligée, par un problème, qui est la façon de la regarder. Des millions de personnes viennent regarder Venise, et, partant, il n’est pas déraisonnable de supposer que Venise est une ville privilégiée et, à la fois offensée, blessée par la prédation des regards. J’irai même plus loin: les milliers de touristes qui prennent des millions de photos exercent une activité obscène, quasi pornographique de viol visuel incessant dont on peut penser qu’il n’est pas sans effet sur le génie du lieu, la magie cachée sous la théâtralité – si ces expressions ont encore un sens.
Délaissant les nombreuses et médiocres productions de la 55ème Biennale d’art, l’œil se trouve alors narquoisement consolé par la vue qu’on embrasse depuis les quais de l’arsenal sur la lagune et le grand opéra qu’un ciel menaçant joue avec le dégradé des nuages. Et même, en visitant la Dogana (Fondation Pinault oblige), soudainement les prestigieuses collections et leur écrin se trouvent disqualifiés par la lumière fluide et colorée qui, dehors, inonde l’atmosphère. Jamais la splendeur du monde n’avait si irrécusablement ravalé le geste artistique à ses insuffisances, à sa foncière inanité.

Quittant cette ville qui est tout, sauf éternelle – grâce à Dieu! je pensais à la phrase de Giorgio Manganelli, grand voyageur mélancolique:
———————–Comme nous serions bien ici, si nous étions ailleurs.

Illustration: photographie ©Lelorgnonmélancolique.

  1. marc says:

    Ceci n’est rien . Attendez un peu de voir affluer les touristes chinois et coréens , tel qu’ils sévissent actuellement sur le site d’Angkor . Vous ne pouvez même pas imaginer ce qui vous attend.
    Sinon ,lire Un Pélerin D’Angkor .

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Patrick Corneau