La France file un mauvais coton. Il y a plus que du vague à l’âme dans l’air, comme le faisait remarquer récemment le sagace Michel Crépu dans son décapant et euphorisant Edito mobile, le vague à l’âme c’est chic, c’est artiste, c’est « allemand ». Non, la France c’est du lourd, ON BROIE DU NOIR: « Les chiffres, les enquêtes, les sondages, tous le répètent: nous sommes les plus désespérés en Europe. Ceci est à peine concevable quand on pense que nous sommes du pays de Rabelais, de Diderot et de Georges Courteline. Pays incroyablement bien loti, aux petits soins géographiques de la Providence. Qu’on en cite un autre, plus gâté, impossible. » Ainsi est la francitude
Alors que les joyeuses bandes « Nique ta mère » réinventent le théâtre de rue entre le Trocadéro et l’Etoile à moins que, plus prosaïquement, elles n’aient voulu inaugurer les « soldes pour tous » aux Champs-Elysées avec un mois d’avance, prenons un peu de hauteur et voyons ce qu’il en est chez nos voisins… Italiens par exemple :
« On a beaucoup parlé ces jours-ci d’une enquête menée par un institut expert en cette pratique, enquête dont il serait ressorti que les Italiens sont, certes, plus aisés, mais aussi plus tristes. Pour ma part, je ne m’y connais pas, mais je me demande comment on peut définir la qualité d’humeur d’une nation. Mettons que l’on demande à quelqu’un, réputé représentatif, de quelle humeur il est à un certain moment; il faudra le lui demander ensuite à plusieurs reprises, suivant les circonstances: par exemple, s’il pleut, s’il est en voiture, s’il s’est rasé, et ainsi de suite. Puis il faudra quantifier la bonne ou la mauvaise humeur, et là j’y renonce: peut-on additionner les scores humoraux de différents citoyens, et à différents moments? Mais, forts de notre foi en la science, tenons pour assuré que l’Italien est tel qu’on le dit: d’un côté, argent, voitures, vêtements sur mesure, tranquillisants, cliniques de luxe, obsèques de rêve, tombes comme pas même à Hollywood; et, malgré cela, de l’autre côté, des Italiens chagrins, mécontents, ombrageux, chamailleurs et moroses. Eh bien, je dois avouer que tout cela me semble un peu vague.
Un exemple: prenons des Italiens qui pleurent; on a dit que, s’il faut vraiment pleurer, mieux vaut le faire en Mercedes que dans un véhicule utilitaire; s’il faut pleurer à la maison — notre pays est un pays traditionnel , mieux vaut le faire dans un superappartement avec des tableaux de maître que dans une chambre de bonne en location avec une reproduction de la baie de Naples et son pin.
Et qui sait s’ils ont fait une enquête en bonne et due forme sur l’humeur dans les autobus? Selon moi, il n’est pas permis d’être mélancolique dans les autobus; agacé, fâché, énervé, oui, et même querelleur, mais mélancolique, non, et ne parlons pas de mélancolieux. J’ai un ami qui, un jour, a pris le 90 alors qu’il était mélancolieux; eh bien, on l’a fait descendre au premier arrêt et l’on a fait monter deux énervés querelleurs, et de force, car ils devaient prendre le 280; ainsi leur humeur s’est encore aggravée, à la satisfaction générale.
Mais, c’est bien connu, la vie italienne s’est compliquée, il y a des soucis inédits: la maussaderie télévisuelle, l’exaspération téléphonique, la dépression postale, les contrariétés ferroviaires, les frustrations aériennes, la fureur de la circulation, l’angoisse de la pollution, le désespoir sanitaire. De tout cela résulte bien l’accroissement de la mauvaise humeur nationale, mais on doit admettre qu’il s’agit d’une mauvaise humeur moderne, à la page, technologiquement avancée. Humeur noire, mais humeur nucléaire. Et, de ce noir, l’Italien s’amuse, se vante, s’excite. Et si l’on voit ou entend quelqu’un éclater de rire, rire grossier, rire inusité, l’on secoue la tête et l’on marmonne: quel malotru!

Giorgio Manganelli, Il Messaggero, 17 décembre 1989 dans Le crime paie, mais c’est pas évident, Le Promeneur, Gallimard, 2003.

Illustration: photographie AFP.

  1. delorée says:

    Comme c’est vrai ! Moi, par exemple, je ne réponds aux sondages que lorsque je suis malheureux, c’est pourquoi je n’y réponds jamais. Je préfère écrire. Et j’écris tellement peu que c’est un bonheur. Natalie a beau me répéter: « Mais écrivez donc ! », je lui réponds à chaque fois: « Il m’est impossible d’être malheureux sur commande ».

    Au fait, c’est l’occasion d’essayer quelque chose que je n’oserais faire nulle part, et que je me permets chez vous, par sympathie mimétique:

    🙂 ou 🙂 , j’hésite…

    Hésiter, par contre, ça, j’ose partout. Quoique…

      1. delorée says:

        Je viens de remarquer, non sans un certain effroi, que la tête jaune apparaît de la même façon aux yeux de tous, qu’on l’écrive avec ou sans nez, soit

        : ) ou : – )

        On ne peut décidément se fier à rien sur terre !

        Mais j’en ai déjà beaucoup trop dit. Au lit. Mourons.

        Adieu et merci pour tout.

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Patrick Corneau