Jean-Michel Delacomptée est un homme de passion et de colère. Passion pour une œuvre, La Princesse de Clèves, qu’il considère comme « un objet saint, ou presque ». Colère devant les profanations dont il est l’objet. Dans la manière dont on l’enseigne aujourd’hui et surtout dont on a pu le villipender: « l’ancien président de la République, nous dit-il, s’y est fracassé. On ne plaisante pas avec une œuvre qui caractérise notre littérature, on ne roule pas La Princesse de Clèves dans le goudron et les plumes. Ce fut une erreur fatale. Tant qu’existera la possibilité de telles erreurs fatales, la littérature gardera sa jeunesse ».
Dans ce petit livre de célébration érudite (et lisible) consacré à l' »astre où s’inaugure le roman moderne », ce « gardien de la flamme » fait précéder son analyse d’un tableau édifiant de la situation actuelle des études littéraires:

« L’enseignement de la littérature s’est largement dépouillé de sa mission: donner accès aux œuvres, en favoriser le goût. Autrefois, les professeurs de lettres visaient à la délectation des mots, tentaient de faire vibrer la langue. Ils se penchaient sur les personnages, leur prêtaient une réalité. Ils glosaient selon leur talent, glanaient ce qu’ils pouvaient, paraphrasaient à l’occasion, ce qui n’avait aucune importance: l’essentiel consistait à s’enfoncer dans le texte en le commentant ligne à ligne. Pas de théories blindées, mais du jugement avec de l’ardeur. Les élèves, impressionnés par la richesse des récits et des styles, voyageaient au-delà d’eux-mêmes. Ils quittaient le langage quotidien pour des lectures qui les grandissaient. L’imagination les emportait vers des terres inconnues. Ce qu’ils lisaient leur appartenait, ils conservaient ce trésor en eux, même à leur insu. C’était une aventure. Les dépayser, affiner leur langage, leur transmettre un legs ancestral, les hisser vers le meilleur d’eux-mêmes, voilà quel était le but. Temps révolus. Le principe d’utilité, cette sécheresse, prévaut désormais. Le crin de l’analyse arrache la peau, le froid de sa lame tranche les nerfs, son pilon broie les muscles. Assassinées, les pages vivantes. On a transformé les professeurs de lettres en médecins légistes. Honneur aux récalcitrants qui s’obstinent! Ils sont les gardiens de la flamme. »
Jean-Michel Delacomptée, Passions, La Princesse de Clèves, Arléa, 2012.

Le Monde a consacré récemment un dossier à ce brûlant sujet: « Quelle littérature enseigner aujourd’hui? » avec des contributions d’écrivains et d’enseignants, certaines assez ahurissantes comme celle de Dominique Viart, professeur de littérature française moderne et contemporaine à l’université Lille-III, membre de l’Institut universitaire de France: « Si l’œuvre d’un Emile Zola demeure essentielle à notre culture, elle est moins en prise avec les réalités sociales ou professionnelles mondialisées, et son naturalisme leur est moins formellement ajusté que tel livre de François Bon (Daewoo), de Maylis de Kerangal (Naissance d’un pont), Michel Vinaver, Annie Ernaux ou Lydie Salvayre. »
Ce qui explique le combat de certains « récalcitrants »…

Illustration: Éditions Arléa.

  1. S. Dubreuil says:

    Bonjour,
    je ne comprends pas votre réaction à l’article de Viart, qui défend la bonne littérature d’aujourd’hui, comme vous Delacomptée.
    Lorsqu’il dit que le naturalisme est une forme esthétique aujourd’hui trop convenue et que d’autres formes, comme celles tentées par François Bon, méritent qu’on s’y intéresse, n’a-t-il pas raison ? Ne pensez-vous pas que les Vivants et les morts de Mordillat est plein de clichés, vague copie de Germinal, alors que Daewoo donne à réfléchir ? En quoi penser cela est-il « ahurissant » ?
    Bien à vous et merci pour votre blog.
    S.D.

    1. Merci pour vos remarques. Je ne suis pas sûr que « Daewoo » sera lu dans un siècle alors qu’on peut espérer que Zola le sera encore (quoi que…). Mais il est possible qu’il y ait encore un Bernard Quiriny quelque part dans une université pour étudier les « seconds couteaux » que seront Bon, de Kerangal, Vinaver, Ernaux ou Salvayre (quoi que…).
      😉

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Patrick Corneau