Ai-je ou non envie de ne rien dire?
Parfois nous gagne la grande fatigue et dans le cœur une sorte d’usure. Nous aspirons alors à quelque chose que je pourrais appeler « le désir de la Simplification ».
Ci-dessous une petite contribution au barthésien/barthien « repos social », à savoir le droit de se taire, de rester neutre, de ne pas lire les livres, voir les films qu’on nous recommande, de ne pas commenter les nouvelles, de n’avoir à donner son avis sur RIEN.

« La solitude est nécessaire à qui veut penser librement. Il (Barthes) appellera ça du travail pour la protéger et la justifier tout ensemble. Mais c’est la solitude qui est le but. En elle, on recherche le vrai silence, celui qui naît lorsque le langage se tait. Habiter le langage, comme eût dit Heidegger, est une grande source de fatigue. Barthes le rappelle maintes fois pour s’en plaindre, au cours de ses années au Collège de France. Dans Roland Barthes par Roland Barthes déjà, il comparait le langage à un membre fatigué du corps humain, à une « antique » femme de ménage aux mains usées, qui voudrait tant pouvoir prendre sa retraite. N’était-ce pas de lui qu’il parlait ce jour-là? Il aspirait à être exempté du sens, comme d’un service militaire qui ne prendrait jamais fin. C’était le sémiologue qui parlait, en connaissance de cause.
Sa mère morte, sa fatigue s’accrut jusqu’à l’insupportable. Les sollicitations incessantes que sa notoriété lui valait devinrent autant de persécutions. Il les qualifie d' »impitoyables ». Le deuil, pensait-il, devrait vous valoir des vacances. Il implore le droit au « repos social », le droit de se taire, de rester neutre, de ne pas lire les livres qu’on lui adresse, de n’avoir à donner son avis sur rien. Il cite Gide qui avait accepté de signer une pétition, pour avoir la paix, sans avoir pris le temps d’en saisir les enjeux. Tollé général, indignation de Mauriac, on le somme de répliquer, il s’exclame: « Je ne réponds rien, je laisse tomber, je suis en voyage. » De toute évidence, Barthes n’ose pas faire sienne cette désinvolture.
Et si, encore, il n’y avait que les demandes des autres. Mais le langage intérieur, voilà le pire ennemi. Les discours que l’on se tient à soi-même lui semblent se nourrir d’un mouvement incessant d’auto-accusation, du sentiment éternel de la faute. Lui, à qui sa mère ne fit jamais, tout au long de leur vie commune, aucune critique, subit les assauts incessants d’un « saboteur interne », qui se confond avec « l’éternelle pulsion parlante ». Il reconnaît en elle le tourment atroce dont Jacob Boehme pensait qu’il faisait le fond de l’être. Le dialogue intérieur sans répit qui nous habite, voilà le dernier cercle de l’enfer. Au-delà du silence verbal (le tacere latin), Barthes rêve d’un silere à l’image du dieu de Boehme, un dieu qui serait toute bonté, pureté, liberté, clarté, « éternité calme et muette ». Muette surtout. Mais aspirer à ce silence, n’est-ce pas aspirer à la mort? Cette question anxieuse habita le deuil de Roland Barthes. Se retirer loin de ce qu’il appelait « les arrogances », n’est-ce pas déjà s’approcher trop près de la mort haïe? »
Catherine Millot, O Solitude, Ed. Gallimard, coll. L’infini/Folio 5541.

Illustration: le fauteuil et le bureau de Michel Butor, l’homme dont les mille cinq cents livres écrits attesteraient une inaptitude au « repos social ».

  1. delorée says:

    « Le saboteur interne » est une expression admirable. Je peste de ne l’avoir trouvée. Ma journée est gâchée par ce billet parfait. Ca m’apprendra de quitter les chèvres ! Je vous maudis, je vais me mettre au lit.

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Patrick Corneau