Plutôt que de rajouter un son de cloche franco-français à la polémique qui entoure l’exposition « De l’Allemagne, 1800-1939 De Friedrich à Beckmann » au Musée du Louvre, il nous a paru plus pertinent de donner le point de vue d’une journaliste et critique d’art brésilienne:

« PARIS – Alors que Le Monde publie un texte contre « l’Europe de la rigueur » que le Parti socialiste français présentera et où est dénoncée l’actuelle « intransigeance égoïste de Merkel », de grands journaux allemands tels que Die Zeit (de gauche) accusent l’exposition De l’Allemagne, de Friedrich à Beckmann, inaugurée fin Mars au Louvre, d’ »outrage national ». C’est la guerre! L’Europe du Sud contre l’Europe du Nord, les latins contre les nordiques. Décidément, les choses vont si mal dans les relations franco-allemandes que les deux pays ne peuvent plus se « voir en peinture »…
Le Musée du Louvre germanophobe? N’exagérons pas. C’est certainement avec la meilleure des intentions que le musée a organisé cette exposition dans le cadre officiel de la commémoration du traité d’amitié entre les deux pays, signé en 1963 par Charles de Gaulle et Konrad Adenauer. Un énorme effort (sans patronage) pour réussir à réunir presque 300 œuvres de grande qualité.
Le problème est qu’en voulant révéler aux français l’identité d’un pays (qui possède déjà une histoire compliquée) à travers des œuvres qui se développent dans leur logique propre et absolument « nationale », les conservateurs ont forcément établi une lecture téléologique en liaison directe avec le national-socialisme. Ni les expressions libertaires, révolutionnaires, cosmopolites et internationalistes du Bauhaus, Dada et Der Blaue Reiter, ni l’expressionnisme initial, ne sont présentés – pour ne pas gâcher la vision identitaire, en bloc, souhaitée par les commissaires!
Même le choix de la période (1800-1939) est malheureux et semble tendancieux. La fin de l’exposition aussi, est plus que douteuse: un film de la cinéaste nazie Leni Riefenstahl, la favorite d’Hitler, et l’emblématique Enfer des oiseaux (1938), la toile dénonciatrice de Max Beckmann (1884-1950). Cette œuvre prémonitoire renferme toute la symbolique de l’horreur. Le public sort de l’exposition comme si les romantiques annonçaient déjà la catastrophe hitlérienne et comme si depuis presque deux siècles l’Allemagne était vraiment prédestinée au nazisme.
Ce n’est pas un hasard si les critiques allemands ont dénoncé un « scandale politico-culturel » et accusé le Louvre de « bricoler » l’histoire de leur pays, ce qui corrobore les clichés des Français qui le désignent comme « un voisin sinistre, sombre, romantique et dangereux ». Si, dans la tête de ces critiques, la vision identitaire de la nation allemande n’existe pas car il est connu que les intellectuels allemands sont un peu amnésiques (ils doivent avoir leurs raisons), comment les Français, eux, peuvent « vouloir comprendre ce qu’est l’Allemagne » et, en plus, par le moyen de son art?
Et ce n’est pas tout. Il est également connu que les Français sont Jacobins. La France est un pays centralisé, monobloc, avec une identité définie relativement simple. Pas l’Allemagne. Son histoire est fragmentée et complexe, elle naît de royaumes et principautés. Géographiquement et politiquement, elle est polycentrique. On peut dire que l’unité allemande n’a commencé véritablement à exister qu’en 1989 avec la chute du mur de Berlin. Vouloir réduire ce pays à une « identité » monolithique comme la France, en le simplifiant est une très grosse erreur. Heureusement, les textes qui composent l’excellent catalogue nuancent quelque peu ce parti-pris.
Des peintres, qui pourraient être parfaitement vus dans une perspective européenne, tout autant que Beckmann, restent confinés à la « question allemande ». Ainsi, l’exposition est divisée en trois parties: Apollon et Dionysos, Le paysage comme Histoire et Ecce Homo. La première est marquée par la profonde influence de l’art italien et des thèmes grecs. La seconde est consacrée principalement à Caspar David Friedrich, le peintre le plus influent de la peinture romantique allemande du XIXème siècle. Et la dernière partie illustre les traumatismes et la décadence consécutive à la Première Guerre mondiale.
Il s’agit d’une très belle et riche exposition qui nous fait découvrir une Allemagne différente de celle que nous avons connue dans la remarquable exposition « Paris-Berlin » au Centre Georges-Pompidou en 1978. Pourquoi alors – au-delà des raisons formulées ci-dessus – un tel scandale politico-culturel?
Encore deux motifs. Alors qu’en France le regard sur le nazisme est, après tout, relativement dépassionné – en Allemagne cette période de l’histoire reste une plaie ouverte. L’Allemagne d’après 1945 s’est construite contre son passé nazi. Pour eux tout élément qui vient effleurer cette blessure – comme l’exposition du Louvre – est douloureux, inconvenant et déplacé.
La deuxième raison est plus conjoncturelle. Avec la crise économique et politique que traverse actuellement l’Union européenne les tensions entre l’Allemagne et ses partenaires ont redoublé. Un nombre croissant d’Allemands refuse de financer le reste de l’Europe, alors que de plus en plus d’Européens, en particulier ceux du sud, désignent l’Allemagne comme seule responsable de l’austérité qui s’abat sur eux. Ces dissensions, bien loin de la fraternité qui devait marquer le 50ème anniversaire du Traité de l’Élysée, n’ont fait qu’exacerber la susceptibilité propre aux Allemands auxquels le Louvre a présenté un miroir maladroit qui les renvoie une fois de trop au nazisme. »
Sheila Leirner pour O Estado de São Paulo (traduction Le Lorgnon mélancolique)

Illustration: L’Homme regardant le couple Franco-Allemand sombrer dans le « péril mortel » de la polémique, photographie ©Lelorgnonmélancolique.
(Le Saut du rocher de Ludwig Ferdinand Schnorr Von Carolsfeld (1788-1853), Schweinfurt, Museum Georg Schäfer. Exposition « De l’Allemagne, 1800-1939, de Friedrich à Beckmann », Musée du Louvre, Paris, mars-juin 2013.)

  1. Cédric says:

    Je vous savais « amoureux » (si ce terme vous sied) du Brésil. J’ignorais que vous maîtrisiez à ce point sa langue. Vos talents sont multiples et surprenants ! 😉

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Patrick Corneau