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La mélancolie est parfaitement réactionnaire

« Entrons quelques instants dans le système de domination mondiale. D’un côté, il favorise au maximum le spectacle, la publicité, le déluge d’informations, l’apologie incessante du succès et de la performance. De l’autre, il s’empare de la nervure mélancolique, imposant le doute, l’abattement, l’absence d’issue, la laideur, la résignation ruminante. Le système est maniaco-dépressif, c’est son oscillation permanente. La mélancolie est devenue un de ses instruments, tournant, désormais, à la propagande (vous aimerez Egon Schiele, et pas Fragonard, etc.). Le plus drôle est que ce fonctionnement a été parfaitement analysé, dès la fin du 19e siècle, par Lautréamont et Nietzsche. Lautréamont (Poésies): En son nom personnel, malgré elle, il le faut, je viens renier, avec une volonté indomptable, et une ténacité de fer, le passé hideux de l’humanité pleurarde. Il faut veiller sans relâche sur les insomnies purulentes et les cauchemars atrabilaires… L’erreur est la légende douloureuse… Oui, bonnes gens, c’est moi qui vous ordonne de brûler, sur une pelle rougie au feu, avec un peu de sucre jaune, le canard du doute aux lèvres de vermouth, qui, répandant, dans une lutte mélancolique entre le bien et le mal, des larmes qui ne viennent pas du cœur, sans machine pneumatique, fait, partout, le vide universel. C’est ce que vous avez de mieux à faire.
Cette mise en demeure a-t-elle été entendue? Non. La mélancolie, butée, a la vie dure. Elle est donc parfaitement réactionnaire, comme son contraire, affolé de vide en profit. »
Philippe Sollers, « Mélancolie », Fugues, Gallimard, 2012.

C.Q.F.D.
« Vous aimerez Egon Schiele, et pas Fragonard ». Oui, ajoutons: Hopper, et pas Soutine…
La démonstration de Sollers est imparable. Reste qu’il est possible de faire un usage non « buté » de la mélancolie, c’est-à-dire ironique*: user mélancoliquement de la mélancolie. Ou pour paraphraser cette phrase du critique Lewis Hide à propos de l’ironie: « La mélancolie en cas d’urgence. Perpétuelle, c’est la voix de l’enfermé qui a fini par se plaire dans sa cage. » Aussi, l’attitude mélancolique est-elle comme l’échelle qu’il faut rejeter après être monté dessus.

*L’ironie est une victoire amère sur la faculté d’illusion.

Illustration: Cinéma à New York d’Edward Hopper.

  1. Frédéric Schiffter says:

    Cher Lorgnon,

    Il ne vous pas échappé que mes concepts philosophiques cernent parfaitement des façons de penser et d’être.

    Le chichi : Ne pas penser le réel tel qu’il est.
    Le blabla : Parler du réel tel qu’il devrait être et non tel qu’il est (discours chichiteux).
    Le gnangnan: Dire du mal du Mal.
    Le riquiqui : Ne pas oser penser comme l’on serait tenté de le faire et prendre des précautions morales (encore du chichi, mais retourné contre soi-même, comme par exemple, le nietzschéen de gauche).

    Voici enfin le dernier concept que je peaufine: le concon.

    Le concon désigne la vantardise et la grandiloquence des louanges adressées à la joie, à l’enthousiasme, à l’exaltation, à la volonté de puissance, à l’ivresse, au dionysiaque, à la vie, au vital, à la vitalité, au solaire, au lumineux. Un échantillon du concon? Ce passage de Lautréamont cité par le lumineux Sollers.

    Salutations balnéaires,

    FS

    1. Cher F.S.,
      Merci de m’avoir permis de conceptualiser l’espèce de gêne que j’avais ressentie à la lecture du passage de Lautréamont, que je trouve (pardonnez-moi), en plus, « mal écrit ». Par ailleurs, j’estime les révérences faites à Lautréamont et à propos de son œuvre un peu exagérées. Bref trop de blabla et de chichi autour d’un auteur un peu concon! Concernant le nouveau concept majeur que vous proposez, vifs encouragements au peaufinage.
      Salutations mélancoliquement mélancoliques,
      PC

  2. Qualifier Lautréamont d’auteur « un peu concon » montre hélas que vous n’avez pas compris grand chose à cet écrivain et à la part de provocation (comme celle de Sollers) qui est inséparable de ses écrits.

    Tout le monde sait que « Les Poésies » sont une œuvre composée « à rebours » et reprenant un certain nombre de lieux communs (cf. Flaubert et son « Dictionnaire des idées reçues ») pour mieux montrer leur platitude et l’étendre sous le regard des lecteurs sans recul.

    Le lyrisme à double détente de Lautréamont (que vous vous permettez de qualifier de « mal écrit » !) vous passe au-dessus de la tête, mais vous ne faites qu’appliquer la petite leçon « conceptuelle » du « philosophe » que vous citez et dont la saillie sort péniblement du cocon d’un cerveau qui semble serré entre de drôles de tenailles.

    Si la « mélancolie » vantée ici navigue à ce niveau, il faudra penser à renouveler l’eau du bain, qui ne saurait être en rien comparée au « Vieil Océan » d’un vrai écrivain dont l’éloge a été fait, heureusement, par un certain nombre d’auteurs qui ne manquent pas d’envergure.

    « La révolte de Maldoror ne serait pas à tout jamais la Révolte si elle devait épargner indéfiniment une forme de pensée aux dépens d’une autre ; il est donc nécessaire qu’avec « Poésies » elle s’abîme dans son propre jeu dialectique. »

    André Breton, « Anthologie de l’humour noir », Isidore Ducasse, Comte de Lautréamont (Jean-Jacques Pauvert, 1966, page 230).

    1. Que vous pensiez qu’il suffit pour être un « grantécrivain » qu’ « un certain nombre d’auteurs qui ne manquent pas d’envergure » en ait fait l’éloge est d’une candeur (je ne dis pas naïveté ou pire) qui fait presque sourire… Je vous ai connu par le passé plus léger et plus sagace!
      Merci de votre fidélité au Lorgnon – vrai bain de jouvence, comme chacun sait.

      1. Le terme « concon » est effectivement d’une bien belle légèreté et que vous le repreniez montre un certain « suivisme » plutôt décevant (à moins que ce ne soit pour l’euphonie avec votre pseudo).

        Mais Lautréamont et ses admirateurs, quels qu’ils soient, s’en remettront !

        1. « Comme il est d’une suprême sottise d’exprimer une vérité intempestive, il est de la dernière maladresse d’être sage à contretemps. Il agit à contretemps celui qui ne sait s’accommoder des choses telles qu’elles sont, qui n’obéit pas aux usages […] et qui demande que la comédie ne soit pas une comédie. Tu montreras du vrai bon sens, toi qui n’es qu’un homme, en ne cherchant pas à en savoir plus que les hommes, en te pliant de bon gré à l’avis de la multitude ou en te trompant complaisamment avec elle. “Mais, dira-t-on, c’est proprement de la folie!” Je ne contredis pas, pourvu qu’on m’accorde en retour qu’ainsi se joue la comédie de la vie. »
          Éloge du « suivisme » par Erasme.
          À bon entendeur, salut!

  3. Alfonso says:

    Les demoiselles Gindre entendirent Vercingétorix frapper à leur porte à l’extrême milieu de l’avant-dernier siècle.
    Très vite les trois sœurs apprirent à beurrer leur chevelure, à brûler l’herbe et à tenir des propos délicatement ineptes au milieu du grand salon.
    C’était bon.
    C’était à Douai.

  4. Désormière says:

    Je pense avoir hier employé un mot interdit. N’ayant pas à le supprimer moi-même, je réécris mon commentaire d’une autre manière.
    Ce n’est pas parce que Frida Kahlo dit des bêtises, qu’il faut s’en servir comme de preuves. Les surréalistes responsables de la Seconde guerre mondiale ? ( ces trois mots remplacent le vilain d’hier) Bigre !!

  5. A propos de Frida Kahlo, je me contenterai de citer la dernière phrase des trois pages qu’André Breton lui consacre dans « Le Surréalisme et la Peinture » (Gallimard, 1965, page 144) :

    « L’art de Frida Kahlo est un ruban autour d’une bombe. »

    Quant à Erasme, il faudrait, selon votre logique, éviter de le citer.

  6. André Breton : « Sur le mur du bureau de Trotzki, j’ai admiré un autoportrait de Frida Kaklo de Rivera. Vêtue d’une robe aux ailes de papillon dorées, justement dans cette tenue, elle entrouvre le rideau de l’intérieur. Nous pouvons, comme aux plus beaux jours du romantisme allemand, assister à l’entrée en scène d’une jeune femme pourvue de tous les dons de la séduction. » André Breton, Frida Kahlo, in : le même, Le surréalisme et la peinture, Paris 1945, p. 148.
    “Je ne sais pas ce qu’ils voient dans mes oeuvres”, se demanda-t-elle étonnée. « pourquoi veulent-ils que je les expose ? »

    Frida Kahlo vint à Paris sur invitation des surréalistes. Problème : personne pour l’accueillir. Aucune salle où l’exposer. Littéralement livrée à elle-même, on peut comprendre son abandon âcre au verbe coloré.
    André Breton finit par lui « dégoter » un lieu nécrosé, délabré, insignifiant où aligner ses toiles.

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Patrick Corneau