Chez Dhôtel, la rencontre est toujours une surprise…

« J’allais sur la route blanche, et j’eus un étonnement pareil à celui qu’on peut éprouver en se trouvant soudain en présence d’une bête sauvage endormie. Sur le bas-côté de la route, dans les gra­minées, une jeune fille était étendue, et à quelques pas j’aperçus une motocyclette dont un pneu était déjanté. Je portai la jeune fille contre la pente du champ, et à peine avais-je songé à ce que je devais faire pour la secourir qu’elle revint à elle. Son pre­mier mouvement fut de regarder sa montre. Elle demeura quelque temps sans pouvoir dire un mot. Enfin elle me donna l’assurance qu’elle n’éprouvait de sa chute aucune douleur: c’était un accident léger car sa machine roulait à faible allure.
Nous sommes demeurés assis côte à côte pen­dant une demi-heure et, selon mon habitude, je lui demandai sans détour si elle consentirait à me raconter son histoire ou quelque autre histoire. Sans sourire à ma requête, elle me regarda droit dans les yeux. Elle avait un beau visage. Son corps était serré dans une forte combinaison de toile blanche.
— Je vais vous dire, me déclara-t-elle, trois mensonges sur ma vie. Vous vous en contenterez sans doute. Ce sont peut-être trois vérités, mais je n’ai le droit de rien affirmer.
« Comme je suis riche, je me soucie avant toute chose de maintenir mes actions dans cette sorte de calme que déjà favorise une certaine puissance matérielle. Je possède à proximité de la mer une vaste maison où j’entretiens une domesticité silen­cieuse. La maison contient très peu de meubles, mais chacun d’eux a une valeur inestimable. Les heures des bains, des lectures, des repas, de l’amour, des querelles et des crimes y sont réglées avec rigueur. J’ai conçu pour mon usage des robes sans ornement. Ces simples coutumes m’ont acquis, dans une société fermée et haïe, une sorte de célé­brité.
« Voici le second mensonge. Je crois que la cha­rité est un jeu de hasard. Chaque jour je me rends dans quelques foyers pour répondre à des appels qui me viennent par un service de renseignements. Je parcours les routes, et je cherche, sans aucune raison, à combler les désirs les plus disparates. J’ai acheté une ferme à un vagabond, un voyage à un enfant, une rose à un avare… Je n’oublie ni les médicaments ni le pain. Mais je m’octroie le luxe d’exaucer les vœux les plus barbares, ne différant des fées que par mon injustice. Et aujourd’hui me voici sans raison sous cette allée de pommiers qui met de l’enthousiasme dans mon cœur, car j’al­lais… Mais peu importe où j’allais.
Elle se tut et reprit :
— J’ai promis de mentir trois fois. Depuis des années je poursuis avec méthode l’équipement de ma mémoire et de mon corps. J’ai pratiqué chaque sport jusqu’à en connaître les perfections les plus rares. Dans le domaine de l’esprit, je me suis don­née surtout à l’étude des sciences naturelles et des langues étrangères les moins usitées. J’étudie main­tenant différents métiers, surtout ceux qui concer­nent la mécanique. Je suis capable de démonter cette machine jusqu’au dernier boulon et de la reconstruire en un temps record. Je ne veux accep­ter en moi aucun sentiment ni rien de ce qui appar­tient au domaine des idées. Il est de plus belles idées, tout à fait exceptionnelles, qu’éveille malgré moi cette activité positive. Cela ne m’empêche jamais de prier à l’heure où la nuit tombe sur les usines.
Je la laissai parler, et je ne pus me garder d’approcher ma main de ses cheveux afin de toucher ses boucles d’une grande fraîcheur. Elle ne se détourna pas, et elle sourit enfin. Puis elle me dit qu’elle devait poursuivre sa route. En vérité elle répara sa machine avec une grande habileté et elle parut satisfaite de l’aide que je lui prêtai.
Avant de nous séparer, nous nous sommes arrê­tés encore quelques minutes sous les pommiers, et de nouveau j’ai caressé ses cheveux. « Non, tu n’as pas menti », lui dis-je. »
André Dhôtel, La chronique fabuleuse, Mercure de France, 2002.

Illustration: Isabelle Huppert dans « Le maître de pension » téléfilm adapté du roman d’André Dhotel par Marcel Moussy en 1972.

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Patrick Corneau