Il fut un temps où il était de mode de malmener le vieil humanisme en rappelant la mort de Dieu selon le dysangile de Nietzsche l’intempestif. L’intempestivité, aujourd’hui, semble avoir changé de camp, elle est repassée du côté de la pensée religieuse, intemporelle comme l’infini de Pascal. Ce phénomène étrange: une dimension anthropologique de l’homme vraie, fausse, et puis vraie de nouveau, dans une lumière changée (réversion qui relève de la pure bathmologie), il  fallait un Philippe Sollers pour nous le rappeler avec l’alacrité qu’on lui connaît (les mauvaises langues diront que c’est naturel pour un tel expert en volte-face).

« Rien de plus étrange, aujourd’hui, que d’ouvrir les Pensées de Pascal et de s’arrêter un moment sur les passages les plus célèbres. Célèbres? Vraiment? Sommes-nous sûrs de savoir les lire? Avons-nous, pour cela, assez d’imagination? Le somnambule actuel, intoxiqué d’informations et d’images, a tendance à s’endormir dès qu’on lui rappelle sa condition.

« Qu’est-ce qu’un homme dans l’infini » demande Pascal. Oh, écoutez, nous avons assez de soucis comme ça, n’en rajoutez pas, cette question est d’ailleurs devenue incompréhensible. L’homme, on sait ce que c’est: un animal entièrement social, soumis à son identité nationale, à ses passions de plus en plus dirigées, à son économie surveillée, à son emploi souvent précaire, à ses divertissements programmés, à ses peurs mondialisées. L’homme, désormais, doit se limiter, assurer ses Droits, incarner l’Humanisme, c’est-à-dire un être perfectible, convivial, moral. Il a connu trop de catastrophes, l’homme. Il doit faire une pause, revenir, s’il le faut, cinquante ans en arrière, éradiquer les systèmes et les penseurs qui lui ont fait tant de mal, se méfier de toutes les exagérations, et votre Pascal en est une. Ce mathématicien se prend pour Dieu en personne, son infini nous effraie, nous brutalise, nous viole. Il réintroduirait le désespoir parmi nous, fragiliserait notre démocratie en crise, nous terroriserait en nous parlant du néant. Laissez-nous tranquilles avec vos questions absurdes, nous nous sommes donné les philosophes qu’il faut, ils sont modestes, eux, résignés, concrets, à notre mesure. Votre Pascal est-il au moins enterré au Panthéon? Non? Dans une église juste à côté? Vous voyez bien, c’est tout dire.

Sublime Pascal: tout le monde dort, s’occupe, rêve, s’amuse, et il se dresse, seul, contre l’hypnose ambiante qui est celle de son temps et de tous les temps. Il a eu sa révélation divine, dont témoigne le fameux Mémorial, nuit de feu notée à la hâte sur un papier cousu en double exemplaire dans ses vêtements. L’homme n’est rien, le feu est tout. Et il le prouve par la seule puissance de son raisonnement et de son style:
« Que l’homme étant revenu à soi considère ce qu’il est au prix de ce qui est, qu’il se regarde comme égaré dans ce canton détourné de la nature, et que de ce petit cachot où il se trouve logé, j’entends l’univers, il apprenne à estimer la terre, les royaumes, les villes et soi-même son juste prix. »

Je commence donc par le déstabiliser, l’homme, en lui montrant sa petitesse dans l’infiniment grand. Il va dans l’espace, il a marché sur la lune. Il observe les galaxies, les trous noirs? Mais « tout le monde visible n’est qu’un trait imperceptible dans l’ample sein de la nature ». Il peut multiplier les télescopes, les fusées, les satellites, faire aller ses appareils sur Mars, il aura toujours le sentiment angoissant que quelque chose d’autre a lieu plus loin, au-delà. Mais l’infiniment petit le déconcerte encore plus. Malgré sa science atomique, sa recherche des neutrinos, ses approches du Big Bang originaire, je lui montre qu’il n’a aucune conscience personnelle de la façon dont il est composé, et de comment fonctionne chimiquement son corps:
« Qui n’admirera que notre corps, qui tantôt n’était pas perceptible dans l’univers imperceptible lui-même dans le sein du tout, soit à présent un colosse, un monde, ou plutôt un tout à l’égard du néant où l’on ne peut arriver? »
C’est ainsi que l’homme devient à lui-même le « plus prodigieux objet de la nature ». De nul qu’il était, il se retrouve merveille, quoique restant suspendu entre rien et tout.

La plus grande proposition de Pascal concerne la pensée. Non pas « je pense, donc je suis » (en fait, comme l’homme pense très peu, il est peu de chose, ses pensées sont en général des ruminations de calculs, d’envies, de pouvoirs), mais, carrément, « Je pense, donc je peux surplomber la négation qui me nie »:
« Par l’espace, l’univers me comprend et m’engloutit comme un point, par la pensée, je le comprends. »
La pensée est un miracle. Je sais que je meurs, alors que l’univers qui m’écrase ne sait rien. D’où la formule :
« L’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature, mais c’est un roseau pensant. »
Essayez donc de vous faire roseau pour comprendre. C’est un art chinois.

Pascal, en bon mathématicien, insiste beaucoup sur le mystère du point. De là, il va au pari, texte vertigineux, qui consiste à prouver que le parieur aura parié pour une « chose certaine, infinie », pour laquelle il n’aura rien donné. « Si vous gagnez, vous gagnez tout, et si vous perdez, vous ne perdez rien. » Il s’agit ni plus ni moins due de la vie éternelle. Après ses démêlés avec les jésuites et une lecture précise et fabuleuse de la Bible et des Évangiles, il démontre que le catholicisme est la seule vraie religion. Stupeur.

Le seul auteur qui a compris le feu de Pascal est Lautréamont dans Poésies. Il n’est pas assez lu, et Pascal non plus.
Trouver le point, tout est là. Voici, dans les Pensées, ma formule préférée :
« Qui aurait trouvé le secret de se réjouir du bien sans se fâcher du mal contraire aurait trouvé le point. C’est le mouvement perpétuel. » »

« L’infini de Pascal », Fugues, Gallimard, 2012.

Ceux qui attachent plus de réalité à l’anxiété des étoiles qu’à celle du Journal de 20h comprendront.

Illustration: Cimetière du Père-Lachaise, mur sud, photographie ©Lelorgnonmélancolique.

  1. Louise Blau says:

    Cette citation dans la citation, pas seulement « le point » mais  » …ce petit cachot où il se trouve logé… » Oui, elle va m’accompagner : relire Pascal, trop loin dans ma mémoire et bravo pour votre photo, c’est toujours un défi de photographier les lieux sur-photographiés : défi relevé et réussi

Répondre à Louise BlauAnnuler la réponse.

Patrick Corneau